EDITORIAUX 2002

Septembre 2002
A propos de confiance

En juin 2003 sera célébré le centenaire de la naissance de George Orwell, cet écrivain à qui reviennent deux mérites historiques : avec La ferme des animaux, il a porté au totalitarisme du moment, le communisme, le coup le plus terrible, celui de la dérision ; et il est l’auteur de 1984, l’histoire d’une société qui ne connaît pas la confiance.
Les situations se multiplient aujourd’hui qui interpellent le besoin de confiance.
Des scandales d’entreprises ont abusé de la confiance des salariés et des actionnaires. Au nom de la confiance, des centaines de millions de personnes à travers le monde ont investi en vue de leur retraite dans des dispositifs qui, tous, capitalisation ou répartition, risquent de mal tenir leurs engagements… Et puis, quelle confiance accorder à l’information ? Ainsi, au nom de la confiance dans ce que nous savions des équilibres naturels, nous avons su protéger les baleines. Mais à présent, certaines populations de cétacés ont à ce point proliféré que leurs prélèvements en ressources marines pourraient représenter un nouveau danger…
Le risque, c’est la perte de confiance. La crise actuelle peut-elle nous aider à renouveler et à renforcer les mécanismes de la confiance  ? Ces derniers peuvent-ils s’accorder avec les situations telles qu’elles deviennent ?
Lorsqu’il s’agit des personnes, des petits groupes de personnes, les choses vont plutôt bien : la confiance n’est pas accordée à la légère, il arrive qu’elle soit trahie mais si elle n’était pas généralement honorée et respectée, elle n’existerait pas. Autrement dit, le besoin de confiance fonde la morale des personnes. Mais les organisations qui façonnent et dominent notre monde ne connaissent pas une telle morale, ne s’y réfèrent pas et ne l’appliquent donc pas.
Il faut naturellement, comme tout le monde, ôter son chapeau devant la procession qui défile : l’appel à la transparence, à l’éthique, à la gouvernance… Mais ces nobles invocations négligent des comportements qui ne sont pas rares dans les grandes organisations, comme le manque de respect vis-à-vis des personnes ou le manque de continuité dans l’action (une nouvelle équipe met en général son point d’honneur à remettre en cause les actions de l’équipe précédente). Et elles ne servent pas non plus à promouvoir les compétences et la coopération. Lorsque ces dernières font défaut, transparence, éthique et gouvernance ne sont que des mots. Inutile de prétendre travailler en confiance s’il n’existe pas un « mode d’emploi » de la confiance, qui passe par la promotion de la compétence – non la compétence proclamée, la compétence éprouvée, reconnue… -, par des mécanismes explicites de coopération et la reconnaissance réciproque.
Cependant, quelque chose semble se passer : les organisations deviennent sensibles à ces questions, commencent à admettre la nécessité d’inscrire dans un contexte moins confus leurs relations avec les autres organisations et les personnes. On le remarque chez les Etats et auprès de leurs administrations (qui auront certes bien du mal à conjuguer morale des groupes et raison d’Etat), dans les entreprises (dans la mesure où toutes sont atteintes par le discrédit mérité par certaines) et dans les ONG et le monde associatif en général qui, de plus en plus mêlés aux affaires du monde, sont tout autant concernés.
L’enjeu : créer les conditions de cette évolution essentielle. La pratique et l’observation nous donnent à penser que cela est possible. Comme l’ont été en leur temps les relations entre les personnes (le Code d’Hammourabi, les Dix Commandements…), les règles façonnant le comportement des organisations doivent être codifiées : sans codification rien ne tient. C’est dans cette direction que nous semblons aller, même si c’est de manière un peu somnambule. Ces règles nouvelles de fonctionnement des groupes doivent reposer sur des modes opératoires à inventer et sur des systèmes de sanction indispensables, mais qui posent d’importants problèmes de légitimité (qui a qualité pour s’ériger en juge ? et « qui gardera les gardes eux-mêmes ? »).
L’époque actuelle nous fournit un magnifique exemple de ce que peut être la confiance : c’est au nom de la confiance accordée spontanément que nous envoyons dans l’espace des sondes à la rencontre d’éventuels destinataires qui, dans le meilleur des cas, prendront connaissance de notre message longtemps après notre disparition.
Peut-être nous trouvons-nous devant une bifurcation : soit nous saurons très vite mettre en place des règles du jeu universelles, satisfaisant le besoin de confiance, soit nous irons vers un avenir peu plaisant, celui que George Orwell a décrit afin que nous le refusions.

Armand Braun

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