EDITORIAUX 2011

Avril 2011

Protection sociale, urgence de la vue longue

Comment faire ce qui doit être fait alors que tout le monde est contre ? La question se pose de manière brûlante dans bien des domaines et plus particulièrement la protection sociale. En ces temps difficiles, celle-ci joue dans le maintien de la cohésion de la société française un rôle plus important encore, si possible, que dans le passé. Mais son endettement, une déclinaison de la dette de l’Etat, l’expose à un grave péril, à ce point qu’à échéance peu lointaine elle pourrait se retrouver, quoiqu’on dise, en état de cessation de paiements. Sa seule « stratégie » aujourd’hui acceptable consiste, sous le couvert de réformes à la marge, à prier pour que ne se produise pas un périlleux accident de parcours.

La proximité de la menace permettra-t-elle d’engager une réflexion différente ? Prenons le risque d’admettre que cela devient possible et posons nous cette question : si notre système de protection sociale était conçu aujourd’hui, comment nous y prendrions nous ?

Il y a soixante ans, le système de protection sociale était destiné à faire face aux besoins d’une population active au sein de laquelle les salariés des grandes entreprises industrielles donnaient le ton. De nos jours, c’est à partir de la société civile qu’il faut réfléchir, et avec son concours. Certes, la société civile d’aujourd’hui n’est ni organisée, ni homogène, ni stable. Elle est tout le contraire. Par contre, alors que les salariés d’il y a soixante ans attendaient tout de leur patron et plus encore de l’Etat, elle est désireuse et capable de se prendre en charge.

Les milieux familiaux aujourd’hui sont instables, hétérogènes, changeants… mais le souci du devenir, plus particulièrement des enfants, demeure ce qu’il a toujours été. Des micro structures, que je dénomme Associations de solidarité familiale, pourraient constituer la cellule élémentaire d’une organisation « cristalline » d’une forme complémentaire de protection sociale de proximité, de mutualisation de proximité des risques et des projets… Elles permettraient, avec une diversité correspondant à celle de la société, de constituer progressivement en son sein une ressource destinée à couvrir les risques et à soutenir les projets de ses membres, dans la longue durée. Cette formule répondrait au besoin d’autogestion par la société civile d’une part de sa protection sociale (il ne pourra pour longtemps s’agir que d’un modeste complément), qui, compte-tenu de ce que sont les caractéristiques de la France (importance des patrimoines privés et en même temps pauvreté et désarroi de beaucoup de gens) serait appréciable.

Mais ne nous faisons pas d’illusions. Les milieux financiers (banques et assurances) qui auraient vocation à accompagner ces nouveaux développements n’ont pas encore perçu l’importance de ce nouveau marché et restent victimes de leurs croyances (par exemple le Code des assurances, qui n’accepte d’assurance que sur une seule tête et rejette tout aléa). En matière de banque et d’assurance ou de protection sociale, il n’existe pas encore d’Easyjet ou de Ryanair !

Les Pouvoirs publics auraient tout intérêt au développement d’Associations de solidarité familiale. Une augmentation volontaire de la participation des ménages aux charges collectives de protection sociale ouvrirait la perspective de freiner l’expansion du trou noir des dépenses sociales de la nation. Les Associations seraient un moyen pour recomposer le lien social et susciter des formes originales de coopération entre les générations, alors que ces dernières ont de plus en plus tendance à vivre des vies séparées. Plutôt que de renforcer encore l’usine à gaz de la protection sociale en créant un « cinquième risque », ne vaudrait-il pas mieux encourager l’effort d’épargne solidaire de protection chez les Français ? Il y aurait là un moyen de générer une valeur ajoutée économique et sociale nouvelle, au moment où la dépense publique est vouée à se restreindre.

Il serait du ressort des Pouvoirs publics de définir le statut des Associations de solidarité familiale, d’écarter certains obstacles, notamment fiscaux, idéalement aussi d’encourager le système de protection sociale d’aujourd’hui à imaginer des formes de coopération avec les Associations de solidarité familiale, en évitant bien sûr toute forme de contrôle ou de supervision. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, l’idée même que le système de protection sociale actuel puisse être remis en cause, même en situation de péril existentiel, serait intolérable aux yeux d’innombrables acteurs. La seule annonce d’une réflexion déclencherait un tollé.

La signification d’un tel projet, qui comporte à travers le monde bien des équivalents (tontines en Afrique et en Asie, endowment dans la culture anglo-saxonne, fondations familiales dans les cultures de l’aire germanique…) va au-delà de la protection sociale, alors même que celle-ci représente une question si essentielle. Nous assistons de nos jours à la recomposition des tissus familiaux, ce qui est très bien. Mais nous observons aussi leur désintégration : rupture de la relation entre les générations, absence d’un foyer, d’un lieu où tous les membres puissent se retrouver… L’homme moderne, à la différence d’Ulysse, n’a plus d’Ithaque où espérer revenir.

Décidément, l’action prospective véritable, celle qui ne se réduit pas à de simples anticipations plus ou moins raisonnées ou calculées, est difficile : comment faire admettre que les jours des dispositifs actuels sont comptés (et peu nombreux), que nous sommes engagés dans une course entre la catastrophe qui se produira si nous ne faisons rien et d’autres moyens, appropriés à l’époque, de préserver la protection sociale en la métamorphosant ? Décidément, c’est la formule du Guépard de Lampedusa qui s’impose : « Tout changer pour tout conserver ».

Si demain, parce que nous n’aurons rien fait pour l’éviter, le drame qui se dessine se produit, on nous expliquera, comme l’empereur Guillaume II au lendemain de sa défaite en 1918, « nous n’avons pas voulu cela… ». Ce dont il s’agit, c’est d’avoir sans attendre le courage de l’action prospective.

Armand Braun

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