EDITORIAUX 2012
 

Décembre 2012

Prospective de la protection sociale

La prospective, qui consiste à regarder en avant, à mettre en valeur le fond des problématiques pour ensuite concevoir et explorer des manières de les traiter, trouve dans notre système de protection sociale un champ d’intervention peut-être prioritaire.

Les dispositifs actuels sont voués à l’extinction parce que le monde d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec ce qu’il était lorsqu’ils ont été conçus. Ils ont été inventés pendant la Guerre, mis en œuvre après la Guerre. Le contexte de l’époque : la culture ouvrière de masse ; la croyance que les nouveaux développements de la science et de la technique garantiraient le développement économique ; le baby-boom et cette autre certitude : les générations se succéderaient au fil du temps à peu près à l’identique, ce qui justifiait la gestion annuelle de la protection sociale et la retraite par répartition. Sur ces bases, la Sécurité sociale a rendu tant de services pendant plusieurs décennies qu’elle est devenue pour l’immense majorité des Français une donnée fondamentale de l’organisation sociale.

Mais ses dispositifs techniques (assurance maladie, retraite, prestations familiales, gestion publique de la solidarité entre générations, entre milieux, professions et territoires… …) sont restés figés sur leur définition initiale : ils se sont simplement perfectionnés, élargis, évidemment aussi alourdis. Des données constitutives qui longtemps n’ont pas été identifiées sont apparues et avec elles leurs effets pervers : l’attention portée aux seules dépenses et le postulat que les recettes suivraient, la négligence de l’avenir qu’induisent les budgets annuels… Ainsi, les branches de la Sécurité sociale coûtent désormais plus qu’elles ne rapportent : les prélèvements sur les revenus d’activité représentent à ce jour 77% des ressources de la protection sociale ; les difficultés de financement du système nous placent dans la dépendance précaire des marchés financiers. Et il faudra vivre longtemps avec son déficit désormais structurel.

La France, elle, n’a plus rien à voir aujourd’hui avec ce qu’elle était il y a soixante ans. Ses problématiques sociales d’aujourd’hui n’étaient pas pensables à l’époque. Une seule « photographie » du présent suffit à l’illustrer : en France, le revenu des inactifs est supérieur à celui des actifs depuis 2005 ; en Allemagne, déjà, un actif supporte un inactif, deux dans quelques années. La désintégration en cours du tissu social fait émerger de nouveaux problèmes, par exemple en ce qui concerne la situation des jeunes ou la montée de la pauvreté. La crise met en lumière ce qu’ont d’illusoire les réformes des systèmes existants, qui par ailleurs se font aux frais des assurés. Si nous inventions aujourd’hui notre système de protection sociale, nous le ferions sur des bases entièrement différentes.

Trois principes pourraient ensemble fonder cette réinvention :

– Risquer le pari des personnes, de leur variété et de l’originalité de chacune, de leur volonté et de leur capacité à être effectivement responsables d’elles-mêmes, dans la longue durée. La société française, qui se reconnaît de moins en moins dans les catégories statistiques, est désireuse de s’émanciper et en est capable.

– Organiser des solidarités de proximité dédiées à la prise en charge par les personnes concernées de leurs principaux risques sociaux pour le présent et l’avenir. Dans le cadre des familles, des groupes informels, des milieux locaux, les acteurs de terrain sont prêts à assumer des responsabilités et désireux de le faire.

– Relier solidarité nationale et solidarités de proximité. La solidarité nationale reste plus que jamais indispensable, mais elle ne peut plus vivre sans contrepoints de proximité, alors même que ceux-ci ne pourront pas dépasser certains seuils. Mais sans eux, la solidarité nationale finira par se perdre.

Une formule possible : les associations (ou fonds) de solidarité familiale ou de proximité. Elles permettraient de constituer une ressource indivise et à fond perdu pour intervenir à titre complémentaire et temporaire soit face à des épreuves (longue maladie, invalidité, chômage et autres accidents de la vie), soit pour financer des projets d’avenir comme la poursuite des études ou la reconversion professionnelle.

Ne nous faisons pas d’illusions. L’opinion publique n’est pas encore avertie de la réalité de la situation. La moindre allusion aux périls encourus, la simple pensée que la Sécurité sociale ne serait pas dotée d’une vie éternelle, toute suggestion d’alternatives possibles sont sacrilèges en regard du fixisme institutionnel, politique, syndical et mental.

Et pourtant, cela se fera.

Car nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons plus affecter d’ignorer les graves problèmes de la Sécurité sociale. Nous n’avons pas le droit de la laisser aller à la catastrophe, par son propre mouvement ou en raison de la pusillanimité de ceux qui auraient vocation à la contrôler et à l’orienter.

Car les solidarités de proximité sont une manière, certes partielle mais effective, d’aider à surmonter les épreuves. Ce n’est pas par hasard qu’en ce moment même des regroupements informels dédiés à la solidarité se mettent en place en Grèce, à l’initiative des acteurs de terrain (14 % des Français vivent en dessous du seuil de pauvreté, et ce n’est pas fini).

L’alliance entre la solidarité nationale et des structures micro de solidarité (qui pourraient apparaître par millions) constitue peut-être l’un des rares moyens dont nous disposons effectivement pour opérer la prise en charge humaniste des contraintes que les dispositifs actuels ne peuvent plus espérer assurer seuls. C’est l’un des rares moyens qui nous restent restaurer la vitalité d’un tissu social qui continue de se déliter.

Il y a grande urgence !

Armand Braun

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