EDITORIAUX 2012

Septembre 2012

Prospective : notre faille de San Andreas

La faille de San Andreas, située en Californie à la jonction des plaques tectoniques du Pacifique et de l’Amérique, provoque périodiquement des tremblements de terre importants et dévastateurs. Une faille de même ampleur traverse aujourd’hui la société française et le prochain séisme est en vue. Son épicentre : notre système de protection sociale.

Suite à divers développements qui placent en porte à faux toute la littérature spécialisée, cette faille traverse milieux et territoires. D’un côté, ceux qui continuent d’être  » couverts  » : actifs rémunérés, des retraités… De l’autre, ceux qui ne le sont pas ou seulement de manière marginale : sans-emploi, actifs qui ne peuvent pas vivre de leur travail, jeunes en difficulté, d’autres retraités… Cette séparation, déjà si réelle, est inscrite dans notre avenir. Elle met en péril, dans l’inconscience générale, l’essentiel : les liens qui unissent la Nation.

Pour mémoire, le grand tremblement de San Francisco, en 1906, a fait des milliers de morts et de sans-abri. Différent dans sa nature, le risque auquel nous sommes exposés est comparable. La société française subit un appauvrissement dont on voit les expressions à tous les coins de rue. Les causes en sont internationales et financières, comme on nous l’explique. Elles tiennent essentiellement à nos propres manières d’administrer la vie sociale, comme le prouvent aussi les situations de pays proches : la Grèce et l’Espagne sont victimes de leur propre complaisance, alors que les pays du Nord ont agi à temps.

Est-il trop tard et devons-nous nous résigner au pire ? Il y a malheureusement de fortes raisons de le penser, car nous n’avons ni l’intention, ni même l’idée de remettre en cause les données qui nous y conduisent. Nous refusons la réalité et le statu quo ne nous déplaît pas vraiment. Nous bricolons sous le signe du réformisme. Nous veillons à ce qu’aucune idée neuve ne vienne perturber l’apparent bon fonctionnement de notre machinerie sociale, sans voir l’huile sale qui se répand. Les déficits, colossaux, ne gênent personne, puisque le confort des bénéficiaires du système social reste garanti et que ce sont les démunis, qui n’ont rien à dire, et les générations à venir, dont nous prétendons avec lyrisme défendre les intérêts, qui en souffriront.

Si quelque chose du génie français subsiste, c’est en principe le refus de la résignation. Ce refus auquel nous devons d’exister (1940), ce refus de la pensée conforme, à l’origine de tous les progrès culturels, scientifiques et techniques. Par contre, en matière d’organisation sociale, nous ne savons pas faire. On ne peut compter ni sur les assemblées parlementaires, porte-parole de l’opinion publique, ni sur l’administration, formatée par l’existant. Le risque est donc grand qu’une quelconque tempête idéologique, d’où qu’elle vienne, n’impose des propositions absurdes.

Alors que faire ? Comment ménager un espace pour l’intérêt général ? J’évoque ici, entre autres, les problèmes que soulèvera dans peu d’années le financement des retraites. Ou encore l’impact sur la protection sociale de la révolution numérique et la puissance que celle-ci confère aux passions du moment. Je voudrais évoquer un précédent, un peu paradoxal, néanmoins pertinent. Dans les lendemains de la deuxième Guerre mondiale, il s’est trouvé un homme pour, dans un monde changé, inventer autre chose, qui était accordé en son temps à la nouvelle réalité. Pierre Laroque a refondé le système de protection sociale d’avant-Guerre. Son œuvre est digne d’admiration : il a conçu ex nihilo une architecture de protection sociale qui a été pertinente, il a su créer autour d’elle le consensus politique et social, il a réconcilié la société française avec elle-même.

D’où peut venir l’homme ou la femme qui jouera ce rôle pour demain ? Je n’en ai évidemment aucune idée, la seule chose que j’en sache c’est qu’il s’agira d’un homme ou d’une femme libre. Libre dans sa pensée, que personne ne pourra prétendre avoir formatée. Libre de toute influence dans son action. La tâche est sans doute encore plus difficile qu’à la Libération, car cette fois, nous n’avons ni le consensus, ni le contexte économique de la Reconstruction et de bonnes raisons d’espérer la croissance. Or l’urgence impose de jouer simultanément le rôle du pompier, de l’architecte et de l’entrepreneur.

Du séisme social probable, chacun sera témoin, acteur, victime… Mais nous pouvons l’éviter. Nous-mêmes plaidons sans écoute, depuis longtemps, pour la solidarité familiale qui est en train de sauver les pays du Sud dans leur épreuve. Serons-nous capable d’échapper à la force des choses que nous avons laissée se déployer et qui nous entraîne ?

Armand Braun

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