Bruno Patino
La civilisation du poisson rouge, Petit traité sur le marché de l’attention

(Grasset 2019)

Dans les rivières, le poisson rouge nage en bandes. Il vit de vingt à trente ans, et peut atteindre 20 cm. Le bocal a atrophié l’espèce, en a accéléré la mortalité et détruit la sociabilité. Et sa mémoire est si courte qu’à chaque tour de sa prison de verre il redécouvre le monde. L’expression « mémoire de poisson rouge » correspond bien à une réalité. Google en a calculé le temps réel : au bout de 8 secondes, le poisson rouge remet son univers mental à zéro. Quant aux Millennials, nés avec un écran au bout des doigts, ils ont une capacité d’attention guère plus longue : 9 secondes !

Enfermé dans le bocal de son écran, soumis au manège des alertes et des message instantanés, l’homme est devenu un poisson rouge. De tweets en vidéo YouTube, de snaps en mails, d’informations manifestement fausses en buzz affligeants, son esprit tourne sur lui-même. Tel le poisson, il pense découvrir un univers à chaque moment, sans voir l’infernale répétition.

Nous ne nous rendons pas compte que, loin de gagner notre ressource la plus précieuse, notre temps, nous la gaspillons dans cette nouvelle addiction : nous sommes des drogués de la connexion stroboscopique, prisonniers d’un instantané infini. Et c’est ainsi qu’émerge un nouveau capitalisme qui table sur la valeur de notre temps et éteint les lumières philosophiques au profit des signaux numériques. Les algorithmes sont les machines-outils de cette économie.

Heureusement, l’intelligence artificielle n’est pas encore l’instrument de la fin des temps. Alexa dit le plus souvent : « désolée, je ne suis pas en mesure de répondre à votre question ». Et un bot de reconnaissance visuelle a censuré pour pornographie la photo de deux œufs à la coque dans deux coquetiers.

Il est encore temps de réagir. L’infini du cyberespace qui nous permet de dépasser les frontières spatiales et temporelles est encore à notre portée. Ses contributions sont immenses : accès universel à l’information, à l’expression publique, au savoir partagé et, avec lui, aux avancées scientifiques et démocratiques. Loin de refuser en bloc le numérique, il faudrait l’inscrire dans un projet porteur d’utopies, dans une perspective de long terme, peut-être en créant une instrumentation nouvelle pour redonner la main à la personne, à son intelligence et à son imagination.

Directeur éditorial d’Arte France et spécialiste des médias et des questions numériques, Bruno Patino a participé dès le début à l’Internet d’information. Le tableau préoccupant mais pas désespéré qu’il brosse de notre société et de notre univers mental conjugue ses observations de praticien et une véritable réflexion prospective. Il faut, de toute urgence, lire La civilisation du poisson rouge. Et le lire … posément et attentivement !

HB

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