Prospective.fr – Décembre 2016 – Edito
Colère ? Vous avez dit « colère » ?

En Europe comme aux Etats Unis, ceux que le mouvement du monde laisse de côté sont en colère. Ils rejettent en bloc les institutions, la mondialisation, et ceux que l’on dénomme à tort « l’élite ». Ce faisant, ils confondent les excès de la caste bureaucratique (paperasse, fiscalité, intrusion, dans le contexte nouveau de son appauvrissement relatif) et l’œuvre de ceux qui préparent l’avenir : les innovateurs, les entrepreneurs, les acteurs de la révolution digitale et de la fracture numérique… Où nous conduira leur colère ? On l’ignore. Mais qu’elle est mauvaise conseillère, c’est certain.

Dans l’éventualité d’un grand désastre, l’histoire récente peut nous inspirer, avec la limite de notre oubli. Cet oubli frappe les deux Guerres mondiales, de même que les difficiles années qui ont suivi chacune d’elles. Mais le XXe siècle nous laisse aussi un exemple qui pourrait servir de précédent.

Quand ils survivent à leur folie, il arrive que les gens soient raisonnables. Les Européens de l’Ouest ont été raisonnables quand, au lendemain de la deuxième Guerre mondiale, ils se sont entendus pour construire l’Europe. De l’Europe, nous voyons aujourd’hui des superstructures qui, au fond, ne sont pas l’essentiel. L’essentiel, c’est, à partir de la rencontre entre quelques personnages dont les Français Jean Monnet et Robert Schuman, le partage des mêmes valeurs, la paix entre les nations et l’amitié entre les personnes. L’essentiel, c’est la mise en place d’un vaste territoire ouvert aux échanges, en son sein et avec le reste du monde. Puisque l’initiative devenait possible, la société civile européenne – actuellement, cinq cent millions de personnes ! – a pris les choses en main, avec le succès que l’on sait.

De nos jours, la société civile européenne est l’une des plus évoluées du monde, probablement la première tous indicateurs confondus, comme en témoignent entre autres le niveau d’éducation et de revenus des Européens, ainsi que l’ambiance de liberté dont bénéficient ses citoyens. L’élite, ce ne sont pas ceux qui suscitent la colère, mais ce sont ceux grâce à qui, ensemble, nous représentons un potentiel supérieur à celui des Etats Unis.

L’enjeu actuel de l’Europe n’est pas celui qu’il était hier : la population vieillit, la productivité et la croissance déclinent. Nous sommes scandaleusement endettés, exigeons des dépenses nouvelles et refusons de les assumer. Nous avons besoin d’inventer une manière de nous autogérer. Autrement dit, de remettre à leur place des gouvernants et aspirants gouvernants vis-à-vis desquels le respect se perd[1]. Leurs projets évoquent, sans même qu’ils le sachent, ce jeu de bascule entre nations européennes qui a entraîné la première Guerre mondiale. Quelques-uns semblent rêver de ramener la Grande-Bretagne vers Britannia, cette île brumeuse que l’empereur Hadrien a jadis conquise, l’Allemagne au temps de la Grande Duchesse de Gerolstein et la France au Royaume de Bourges…

Reste à trouver la manière de faire. Réformer, c’est bavarder. Toutes les questions de fond, celles dont nous pensions que nos prédécesseurs les avaient résolues une fois pour toutes, sont de nouveau sur la table. Le bien commun, la culture, la civilisation elle-même sont des thématiques fondamentales que nous n’avons pas, jusqu’à présent, eu le souci de redéfinir. Il faut là aussi échapper au bavardage ou à la violence qu’induit une trop longue inaction. Par exemple, en abordant de nouveau les conditions de la légitimité des gouvernants, celles de la prise en compte dans l’action politique de la question des temporalités : il n’est plus possible, comme le font tous les pouvoirs au monde, de privilégier l’immédiat et le court terme au mépris des nouvelles générations. Pouvons-nous encore échapper à la répétition du scénario, issu de notre imprévoyance, qui a failli nous emporter dans les années 1930 ? Puisque, à l’évidence, ce n’est pas du politique que viendront des réponses innovantes, espérons que la société civile saura les concevoir.

Armand Braun

[1] Comme dit la chanson d’Alain Souchon : « Le respect s’perd / Dans les usines de mon grand-père…»

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