Prospective.fr – Février 2016 – Edito
Les Xibe, la mémoire et l’information

En 1764, à la demande de l’Empereur de Chine, plusieurs milliers de soldats de la tribu mandchoue des Xibe ont quitté avec familles, bétail et bagages le Nord-Est de la Chine pour se rendre sur la frontière Ouest, le Xinjiang. Le but était de pacifier la frontière occidentale de la Chine. Ce fut un voyage particulièrement pénible et qui dura dix-huit mois jusqu’à la Vallée de Ili, à proximité du Kazakhstan. Leur aventure a été redécouverte par un journaliste du New York Times, Andrew Jacobs (11 janvier 2016).

L’Empereur leur avait promis qu’ils pourraient rentrer chez eux une fois la mission accomplie. Faut-il préciser que cette promesse n’a pas été tenue et qu’ils ont dû survivre sur place, coupés de tout ? La Révolution de 1911 a chassé la dynastie mandchoue Qing du pouvoir et, à travers tout l’Empire, le mandarin a remplacé le mandchou. En raison de son isolement, seule cette minorité (30 000 personnes) a continué à l’utiliser. De nos jours, la plupart des Xibe parlent les deux langues : le mandarin et le xibe, langue dérivée du mandchou. Mais les jeunes, s’ils continuent à parler xibe à la maison, ne le lisent ni ne l’écrivent. Ils sont donc chaque jour plus rares ceux qui ont un accès complet à l’ancienne langue officielle d’un empire qui s’étendait de l’Inde à la Russie et sur lequel est fondée la Chine moderne.

Les chercheurs s’intéressent beaucoup à eux car il n’y a plus personne, dans les milieux académiques chinois, pour déchiffrer les témoignages écrits qui demeurent de l’empire Qing et en particulier ses archives. En leur temps, au XVIIème siècle, les Jésuites maitrisaient le mandchou ; il y a toujours des écoles d’études mandchoues … en Allemagne et aux Etats-Unis. Mais en Chine, la coupure est bien réelle.

L’intérêt de cette histoire est aussi ailleurs. Pas dans la perspective des migrations de peuples, sujet hélas à la mode ; ni dans celle des promesses d’Etat non tenues (on le sait bien, elles n’engagent que ceux qui y ont cru…). Mais en relation avec la question de l’information telle qu’elle se pose aujourd’hui.

Les nouveaux médias amplifient une différenciation qui préexistait dans la presse, à la radio et à la télévision entre l’actualité et l’information. Ce découplage ne cesse de s’aggraver. La mauvaise monnaie de l’actualité chasse la bonne de l’information. L’actualité fait le jeu des passions de masse et sert de haut-parleur à tous les messages, vrais ou faux, d’où qu’ils viennent. Il y a là pour les libertés un risque majeur et méconnu. C’est aussi un défi pour les journalistes d’actualité : ils s’adressent à des auditoires immenses, en général passifs mais qui peuvent se mettre en mouvement dans des circonstances incontrôlables. Leur métier comporte des aspects éthiques dont il faut espérer qu’ils sont conscients.

Que viennent faire ici les Xibe ? Leur histoire nous rappelle la faible portée de la mémoire et les risques auxquels elle est exposée (disparition, refoulement, manipulation…). Elle nous rappelle aussi à quel point la civilisation chinoise cultive le secret, donc l’oubli. C’est ainsi qu’on avait caché l’emplacement du tombeau du premier empereur (pour plus de sécurité, on y a enfermé les milliers de travailleurs qui l’avaient construit). Seules les inventions techniques survivent : une roue parle pour elle-même.

Heureusement, à chaque génération, il se trouve quelques personnes pour avoir le souci de retrouver la mémoire. De nos jours, de jeunes Mandchous se passionnent pour leur héritage et réapprennent leur langue, souvent en marge des universités.

A sa manière, le reporter qui est allé voir les Xibe a réalisé un vrai travail de mémoire. Nous avons besoin aujourd’hui de tels journalistes d’investigation. Et nous ne pourrions plus nous passer des moteurs de recherche. Pour aborder une question dont on ne sait rien, Wikipedia est le plus remarquable moyen d’accès à la connaissance, à la disposition de chaque personne dans le monde entier.

Armand Braun

avec Hélène Braun, Marie Holzman, Pierre Barroux, Gilbert Moulinier, David Schalk et Charles Stewart

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