Au lendemain de la Seconde guerre, les planificateurs de l’Union soviétique eurent l’idée de relancer l’agriculture et l’élevage en répandant, dans les étendues de ce pays le plus vaste du monde, une plante dont l’impressionnante biomasse servirait de fourrage : la Berce, qui pousse à l’état naturel dans les montagnes du Caucase. Des graines furent distribuées dans toutes les régions rurales.

La Berce du Caucase porte le nom latin de Hercules, c’est tout dire ! Elle est immense, très vigoureuse, on dirait une fleur d’aneth, mais juchée sur une tige de 3 m de haut, avec une ombelle aux pétales grands comme des guéridons.

Comme le relate la journaliste scientifique Maria Antonova dans une édition du mois d’octobre de l’International New York Times, non seulement la berce n’a pas tenu ses promesses, mais elle s’est révélée une véritable catastrophe.  Disséminant jusqu’à 100 000 graines par plant, la géante invasive pousse au détriment de toutes les autres plantes et a colonisé l’immensité. Sa résine contient des substances toxiques qui provoquent des cloques et des brûlures au troisième degré. Et, de toute façon, le lait des vaches qui s’en sont nourries est tellement mauvais qu’il est impropre à la consommation !

Et maintenant, comment s’en débarrasser ? La question n’est même pas dans les esprits : les urbains sont loin et n’en ont pas conscience, les ruraux en nombre insuffisant pour être entendus.  Les régions rurales sont misérables et dépeuplées, le nombre des fermes a été divisé par deux entre 2006 et 2016, et la moitié des 222 millions d’hectares de terres agricoles de Russie sont à l’abandon. La plupart des zones envahies sont de fait des déserts. La machette est pour le moment le seul moyen de lutter. Mais on manque de bras. Des scientifiques cherchent des serpents mangeurs de berce…

Encore une fausse bonne idée, probablement : on risque de remplacer une peste par une autre, une plante toxique par une population de serpents difficile à contrôler… La larve de coccinelle européenne est un facteur de régulation : elle dévore les pucerons ; alors on a importé d’Asie des coccinelles qui n’ont pas les mêmes vertus et se multiplient aux dépens de notre coccinelle à sept points. Et quand on a voulu éliminer les lapins introduits malencontreusement dans certains pays où ils dévoraient les vignes, on leur inocula la myxomatose, une autre catastrophe… Comme Mickey dans le dessin animé réalisé sur la bande son de Paul Dukas, l’apprenti sorcier qui se rend compte d’une bêtise en ajoute une autre, souvent pire, pour la corriger.

Quelles leçons tirer de cette histoire ? Laissée à elle-même, la nature oublie vite le passage des hommes. C’est l’occasion de rendre hommage à ces défricheurs qui, au début du deuxième millénaire, ont lutté pour faire reculer la forêt. De nos jours il faut lutter pour la faire revenir. C’est l’occasion de nous rappeler que nous ne maîtrisons pas les effets de nos décisions, question d’autant plus cruciale que celles-ci engagent le temps très long. C’est l’occasion de nous demander si, d’ici à un siècle peut-être, c’est-à-dire bientôt, et en relation avec le vieillissement des populations, l’habitat humain ne va pas se concentrer dans quelques zones, abandonnant en fait, comme c’est déjà le cas en Russie et ailleurs, d’immenses territoires qui nous deviennent vite inaccessibles. C’est l’occasion de nous rappeler que nous n’avons pas encore créé la discipline du suivi de nos actions.

Hélène Braun

Vidéo : L’apprenti sorcier

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