La Sagrada Familia, basilique emblématique de Barcelone dont une partie est classée patrimoine mondial par l’UNESCO, est le monument le plus visité d’Espagne. Commencée en 1883, financée uniquement par le denier du culte, la gigantesque cathédrale était loin d’être achevée lorsque son architecte, Antoni Gaudi est mort accidentellement en 1926, renversé par un tramway en traversant la rue.

Ce temple expiatoire se veut un poème de pierre, mystique et symboliste. L’originalité, l’audace, la folie de cet édifice surréaliste divise l’opinion depuis des décennies. Soit on l’adore, soit on le déteste. Dans sa chronique de la guerre civile, Hommage à la Catalogne, George Orwell écrivait en 1938 : « les anarchistes ont fait la preuve de leur manque de goût en ne la dynamitant pas lorsqu’ils en ont eu l’occasion. »

Aujourd’hui, la querelle s’est encore envenimée. Elle oppose ceux qui souhaitent qu’on laisse la Sagrada Familia en l’état à ceux qui veulent en poursuivre la construction. Pour les architectes embauchés par une fondation privée, il s’agit de terminer une flèche haute de 180 m. avant que n’expire le délai légal en 2026. Puis il faudra élever un escalier monumental pour y accéder et un parc à thème tout autour afin de développer le tourisme, principale source de financement pour la ville. Gaudi avait laissé des instructions écrites et des maquettes figurant ses projets, mais celles-ci ont été en grande partie détruites dans un incendie en 1930. Ceux qui se veulent les continuateurs de son œuvre tentent de décrypter les fragments de notes qui subsistent. Mais comment se mettre aujourd’hui dans la tête de Gaudi ?

Les partisans du grand escalier excipent d’un plan signé par Gaudi en 1916. Ses adversaires assurent qu’il s’agit d’un faux ajouté par un assistant et ils distribuent des t’shirts et des fanions représentant la cathédrale en forme de botte écrasant leur quartier. Ce qui importe, disent-ils, n’est même pas de savoir si Gaudi voulait ou pas de ces ajouts. C’est de décider ce qui est le mieux pour Barcelone et ses habitants. L’afflux de touristes a déjà les conséquences paradoxales qu’il a partout ailleurs : un plus pour le commerce local, mais l’éviction d’une partie de la population. Et si le projet d’agrandissement est mené à son terme, ce sont plus de mille habitations qui seraient démolies.

Et puis la cathédrale en serait-elle plus belle ? Son inachèvement fait désormais partie de son identité ? Montrer le travail en train de se faire, laisser une place pour l’imagination du spectateur, c’est aussi son charme. Toutes proportions gardées, qui songerait à terminer le Saint-Jérôme de Léonard de Vinci ?

Pietro Lombardi – The Wall Street Journal – 13 février 2020
Prospective.fr

Print Friendly, PDF & Email