EDITORIAUX 2005
 
Décembre 2005
Le rapport du religieux au politique en Turquie

Quel est le pays qui ne connaît pas de problèmes ! La Turquie doit faire face aux siens. Nous y avons récemment séjourné, dans le cadre d’un groupe de la Société Internationale des Conseillers de synthèse, conduit par le professeur Semih Vaner, président de l’Afemoti, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), de la Fondation nationale des Sciences politiques. Comme toujours, quand on va sur le terrain, on y rencontre les sujets que l’on venait examiner – en l’espèce, le rapport du religieux au politique – et bien d’autres.

Celui qui inquiète en ce moment, c’est l’arrivée en masse des produits chinois : « la ronde des cargos qui débarquent dans nos ports toutes sortes de marchandises, repartent avec des containers vides pour revenir le plus tôt possible… ». Appréciés par les consommateurs, ces produits perturbent – tant sur place qu’à l’exportation – un tissu économique qui comprend certes quelques dizaines d’acteurs de dimension internationale mais reste façonné pour l’essentiel par d’innombrables toutes petites entreprises et un secteur informel qui joue un rôle considérable.

Cette situation ne facilitera pas la maîtrise d’une régulation macro économique plusieurs fois mise à mal dans le passé. La Turquie, qui doit supporter des déséquilibres de plus en plus nets entre régions qui se développent et régions qui stagnent (le sud-est notamment), qui doit financer une dette importante et une armée de 800 000 hommes, ne dispose guère des leviers d’innovation que sont la recherche développement, le design, l’art…

Pourtant, l’ambiance est à l’optimisme et à l’espoir. Un optimisme dont nous avons rencontré beaucoup d’images : l’université de Bilkent, près d’Ankara, avec ses installations presque luxueuses et ses milliers d’étudiants motivés, en est une parmi d’autres. Un espoir que le feu vert donné le 3 octobre par l’Union européenne à l’ouverture de négociations d’adhésion traduit déjà en termes de nouveaux projets de développement, à l’initiative d’entreprises turques et d’opérateurs internationaux.

Si la décision du 3 octobre avait été négative, elle aurait relancé le conflit, qui reste très actuel, entre la Turquie moderne –jeunesse, milieux économiques, intellectuels, médias, citadins… – et les nostalgiques du retour au pouvoir religieux, surtout basés dans l’est du pays et dans certaines villes, y compris Istanbul. Elle aurait traumatisé une jeunesse universitaire tournée vers l’Europe (bien plus que nos propres étudiants), vers le monde… et qu’indignent les obstacles (conditions d’obtention des visas notamment) mis par les pays de l’Ouest, dont la France, aux séjours d’études dans nos pays. Elle aurait donné sa chance à un nationalisme intransigeant, autiste, enclin à la violence. Elle aurait stimulé des forces contraires dont nous avons trouvé le message dans ce tract distribué à proximité de l’une des mosquées que nous avons visitées à Istanbul : « Il n’est pas d’espoir dans la science et la raison, seules doivent nous guider le soleil du Coran et la lumière de la Divinité ».

Mais il s’agit maintenant de réussir l’entrée de la Turquie dans l’Union dont on peut penser qu’elle se réalisera à l’horizon 2015. Il est essentiel qu’elle soit conduite politiquement en termes prospectifs.

L’Union européenne attend que soient modifiés des comportements historiques turcs, inspirés du jacobinisme, qui ne font pas leur juste place aux minorités (les Kurdes, les Alevis…) et qui ont du mal à prendre en compte les identités plurielles des personnes, des groupes, des territoires. Certaines questions ont déjà été résolues, au moins au niveau des textes, par exemple celles de la séparation effective entre l’exécutif et le législatif, ou encore de la liberté de la presse. D’autres sont en voie de l’être, qui n’auraient pas progressé sans l’ouverture des négociations, par exemple les Droits de l’Homme, le rôle de l’armée. D’autres encore continuent de poser problème, notamment la condition féminine et l’application effective, sur le terrain, de toutes les dispositions ci-dessus.

Les négociations qui vont s’ouvrir ne seront pas faciles. De multiples chantiers vont se mettre en place. Mais les vraies difficultés seront d’une autre nature. Les Européens de l’Ouest, qu’il s’agisse – dans des contextes différents – des anciens ou des nouveaux membres de l’Union, se sont donné depuis plusieurs décennies un apprentissage multiforme de la coopération internationale dont la Turquie n’a pas bénéficié. Ils rencontreront des interlocuteurs sincères et de bonne volonté, mais dont la culture a été construite dans le cadre d’une vision rigide de l’Etat unitaire, voire de l’ethnicité turque, et du rapport de forces avec les autres. Ces responsables – politiques, diplomates et autres hauts fonctionnaires – auront du mal à se faire à l’idée qu’ils ne seront plus seuls maîtres de l’élaboration des lois et règlements, que des étrangers auront le droit d’interférer dans leurs affaires et qu’ils devront accepter des décisions collectives.

Malgré tous ces problèmes, qu’il est bon d’identifier car ils sont mal perçus, ces négociations ont vocation à aboutir. Parce que, à bien des titres (notamment les millions de personnes qui vivent et travaillent dans nos pays), la Turquie est déjà en Europe. Parce que cette société musulmane a réussi sa sécularisation, dans le respect de la religion. Parce que la Turquie est vouée par sa situation géographique à être un pont et à animer le dialogue des civilisations. On pressent les contributions essentielles que cette jeune nation de 70 millions d’habitants peut apporter à l’Europe demain.

C’est pourquoi nous ramenons de notre voyage cette proposition : ne nous focalisons pas sur les dossiers techniques du jour, même s’ils doivent être traités avec sérieux. Portons nous en avant jusqu’en 2015. Bien des choses auront changé d’ici là : la Turquie devrait, si elle continue de se développer au rythme actuel, avoir rejoint le niveau de vie moyen de l’Europe ; la politique agricole commune aura certainement vécu dans sa forme actuelle ; les grands pays d’aujourd’hui, entre autres la France et l’Allemagne, n’auront voix au chapitre que s’ils savent renouer avec la croissance ; nos opinions publiques, aujourd’hui défavorables, ont le temps d’évoluer.

Nous porter en avant jusqu’en 2015, c’est concevoir dès aujourd’hui les projets fédérateurs qui nous permettront de réussir ce rendez-vous. L’idée d’un office de la jeunesse (français, européen…) destiné à organiser à grande échelle les échanges de jeunes a été suggérée. Ce dont il s’agit, c’est de mettre en scène, entre la Turquie et les pays membres de l’Union européenne, les multiples initiatives qui assureront l’intégration culturelle de l’Europe de demain.

Armand Braun

Nous vous recommandons la lecture du livre collectif La Turquie, sous la direction de Semih Vaner, Editions Fayard-Ceri, 28 euros.

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