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Prospective et libertéCe texte a été élaboré en commun et diffusé en mai 1992 par les membres
Changement, nouveauté, progrès… Notre époque est rythmée à l’envi par ces mots qui nous promettent un avenir meilleur dans un espace élargi. Mais contraintes, freins, pesanteurs répondent en écho à bien des tentatives d’imagination créatrice et de progrès généreux. Peut-on écarter les barreaux de cette nouvelle prison mentale que nous nous sommes forgée pour avoir trop cru au progrès des techniques et pas assez à la richesse des personnes et à la capacité des organisations. Comment donner à la vie des hommes les dimensions du souhaitable, en n’utilisant peut-être qu’une partie du possible, par souci d’un nouvel équilibre entre évolution de la technique, développement personnel et organisation sociale ? La « petite musique » de la prospective nous y invite depuis plus de quarante ans… Prospective : le mot A la fin des années 50 et au début des années 60, le mot – plus que la chose – a fait fureur en France. C’était dû sans conteste à l’influence charismatique de Gaston BERGER sur un petit groupe de responsables séduits par la qualité d’expression qu’il mettait au service d’une réflexion profonde et d’un comportement généreux. Mais, après la mort de son inventeur, si le mot s’est banalisé, la prospective, souvent confondue avec la futurologie, n’a guère influencé les actions et les comportements des responsables. Le moment semble venu d’en proposer une explication et d’affirmer la possibilité de son retour. Qu’était la prospective dans l’esprit de son fondateur ? Il l’a clairement explicité lui-même : « une attitude pour l’action qui tienne compte des caractéristiques de l’avenir, en fonction de l’homme ». Une attitude, pas une doctrine ; pour l’action et non pour la théorie ou l’intellectualisme ; qui tienne compte des caractéristiques de l’avenir, croissance des ordres de grandeur, de l’accélération des changements, de la complexité des organisations ; en fonction de l’homme, seul véritable élément de constance du fait de la persistance de son capital génétique – qui lui apporte, notamment, une faculté d’adaptation considérable, mais cependant limitée. C’est la mise à l’épreuve de cette capacité d’adaptation qui explique à nos yeux le déclin (momentané) de la Prospective. Car la principale difficulté de la seconde moitié du XXe siècle a tenu à l’explosion des sciences et des techniques dont l’application, rapidement généralisée, était difficilement maîtrisée par des habitudes, des comportements et un niveau d’organisation beaucoup moins évolutifs. La concurrence (totale, mortelle) imputable à la guerre froide donnait, au progrès technique et à toutes ses applications possibles, un caractère d’urgence, primant toute autre considération. Il fallait être le premier sur la lune, il fallait toujours plus de bombes, portées par des missiles toujours plus « intelligents », il fallait, sans cesse, annuler par des réponses politiques ou militaires immédiates les conséquences des initiatives de « l’autre ». Dans cette exacerbation des attitudes conflictuelles, il fallait diriger vers la recherche et ses applications toutes les facultés intellectuelles, ne leur refuser aucun crédit. C’est, en grande partie, du déséquilibre ainsi provoqué qu’est morte l’organisation politique de l’Est. Et cette mort redonne à l’humanité une possibilité de revenir à la prospective. C’est-à-dire, après l’exaltation du cerveau gauche, créée par la situation qu’on vient d’évoquer, le retour d’un équilibre avec le cerveau droit, l’attention portée, à nouveau, à la qualité des hommes (éducation au sens fort du terme) à la valeur de l’organisation (l’innovation sociale) au retour à la culture, la vraie, celle qui exige un effort en vue d’un progrès. Prospective : la méthode La gigantesque accumulation des données générées par la combinaison de l’élargissement du champ des connaissances et par l’accélération du rythme des découvertes et des applications a pu passer pour un temps pour un progrès de l’esprit humain et une promesse de mieux éclairer nos jugements. Mais la circulation de l’information a augmenté beaucoup plus vite que sa consommation nous faisant agir trop souvent en fonction de l’avalanche des faits plutôt que de leur pertinence. Certes, les efforts de traitement de l’information ont pu contenir cette « vague des données » et en endiguer, par des méthodes informatiques fiables et évolutives, les effets dévastateurs sur l’exercice d’une réflexion autonome. Mais l’information, même traitée, même accessible, n’est pas encore le savoir. Car le savoir est une réponse à une interrogation, à une incertitude et non un ensemble de données empilées. Méditons cette phrase de Woody Allen : « La réponse est ‘oui’ mais rappelez-moi la question ». Le temps de l’extrapolation est derrière nous, celui de l’interpellation commence. Interpellation par la brutalité des changements technologiques, par le raccourcissement des délais entre la découverte scientifique et son application, par les stupéfiantes dégradations des organisations politiques à l’Est – et peut-être bientôt ailleurs –, par la vitesse de transmissions des idées intégristes, etc. Les repères sont emportés par un raz-de-marée et se retourner vers son passé récent n’est plus guère un secours pour celui qui veut éclairer son avenir immédiat. Si le requiem des certitudes a déjà été beaucoup joué, l’éloge de l’incertain reste à prononcer. Vivre heureux dans le changement et la complexité reste l’objectif que doit se fixer l’attitude prospective. Prospective : l’échange Il est devenu banal d’associer le progrès des techniques et de l’organisation sociale au développement du rapprochement des disciplines. Plus rares sont les véritables applications de cette évidence. Réunir des personnes expertes dans telle ou telle discipline et juxtaposer leur savoir est devenu monnaie courante dans des colloques, conférences ou interventions mais faire partager aux praticiens de chaque discipline l’expérience des autres, faire de chacun de nous une « interface » se heurte en bien des points à notre histoire et à nos comportements. Pourtant c’est en transcendant les possibilités qu’offre chaque discipline et en acceptant leurs contraintes que l’on peut véritablement avancer dans la démarche prospective. C’est toute la différence entre la gestion et l’imagination, c’est l’humilité retrouvée dans un apprentissage permanent de l’attention à la valeur et à la richesse de l’autre. Notre nouvelle attitude doit consister davantage à apprendre à naviguer dans les savoirs des autres en sachant pourquoi l’on veut savoir, plutôt que de se satisfaire de l’accumulation – devenue d’ailleurs illusoire – de savoir pour savoir. Communiquer pour mieux savoir et savoir pour mieux communiquer. Mais la prospective ne serait qu’une méthode si elle n’était aussi une philosophie de l’action. La confrontation de l’idée volontaire aux contraintes de la réalité faite tour à tour de désordres et d’inerties, c’est tout le courage de la prospective. Et c’est aussi son enrichissement sans fin, spirale ambitieuse qui nourrit d’exigences nouvelles et de réalisme têtu les projets et les espoirs. C’est dire que l’action ne vaut, dans la démarche prospective, que par les valeurs qui lui donnent un sens. Prospective : les valeurs Ces valeurs, ce sont celles de l’homme, de son autonomie et de sa responsabilité, de sa construction et de sa capacité à « vivre debout ». Ces valeurs sont générales car elles n’ont de sens que si elles s’accordent aux aspirations du plus grand nombre dans le respect d’une continuité des civilisations appuyées sur une éthique partagée. Ces valeurs sont ombrageuses, car elles ne souffrent ni l’ambiguïté, ni la demi-mesure. Elles sont, ou elles ne sont pas. La croissance économique des trente glorieuses, continue et forte, faisait commodément office de référence générale à l’activité des hommes. L’arrêt de ce mouvement continu nous a fait prendre conscience qu’il n’était qu’un instrument de mesure de notre activité. Nous avions pris la proie pour l’ombre et ce constat a déstabilisé pour longtemps la pensée occidentale. Mais en même temps le mythe de la croissance et ses conséquences sur les comportements humains a insidieusement affadi le sens des valeurs collectives sur lesquelles était construite notre organisation économique, sociale et politique. Ainsi, promouvoir le souci de ces valeurs positives devient une urgente nécessité au moment même où beaucoup d’esprits crispés rêvent de rester dans la fausse sécurité que leur procure le maintien artificiel de statuts condamnés. Donner ou redonner le sens des valeurs à l’action collective, au même titre que les actions individuelles obéissent aux valeurs de la personne, cela dépend de nous, de chacun et de tous. Prospective : le temps La prospective est née au moment de l’histoire du monde où on en avait apparemment le moins besoin. Mais incertitude, interdépendance et complexité, retour nécessaire des valeurs s’inscrivent aujourd’hui dans le nouvel ordre du temps. Qu’est-ce que « vaut » aujourd’hui le temps de la vie, fait d’accélération, d’intensification et de servitudes ? Nous entrons en cette fin de siècle dans la troisième vision du temps des hommes. La première était le temps circulaire, le cycle des saisons, le renouvellement des générations, l’alternance des périodes de famine et de prospérité. Cela donnait au temps sa valeur circulaire alors que l’on pensait que la terre était plate. Et c’est quand on a su que la terre était ronde que la perception du temps est devenue linéaire. Certes bien avant Darwin – déjà Saint Augustin ! – l’idée de l’histoire et de l’évolution avait fait son chemin mais le temps linéaire est devenu une valeur sociale il y a quelques siècles à peine. Confortée au XIXe et au XXe siècle par le développement des échanges et la linéarité de la croissance, coupée il est vrai par de grands chocs mondiaux, c’est sur cette conception que nos schémas mentaux sont organisés aujourd’hui. Et c’est ce moment que choisit le temps pour devenir un « temps spirale » associant le concept de la chronologie à la gigantesque amplitude des bouleversements du monde. Le temps concentré ou « vertical » de la guerre du Golfe pèse plus dans l’histoire de l’humanité que la guerre de Cent ans. Il en va de même dans les nouvelles technologies. « H faut aujourd’hui trois mois pour concevoir et réaliser entièrement un nouveau type de carrosserie, là ou trois ans suffisaient à peine en 1950 » (Thierry Gaudin – 2100 récit du prochain siècle). Là encore les repères culturels de l’histoire sont balayés par les découvertes scientifiques et nous forcent à repenser notre avenir en fonction de notre volonté plus que de notre déterminisme historique. Après le temps où les projets de vie des personnes et les projets de la société ont obéi à des rythmes différents, voire divergents, voici venu le temps où les rendre compatibles est à nouveau devenu possible. Refaire battre à l’unisson le coeur des hommes et les rythmes de l’action collective, c’est la première fois que l’on peut y prétendre depuis la mécanisation de l’agriculture… Prospective : la liberté La concentration du temps et la réduction de l’espace ont entraîné aussi la disparition de l’idée confortable de la distinction entre comprendre et agir, entre réflexion et action, entre modèle et application. Il ne suffit plus de recréer les conditions de l’esprit d’aventure, il faut le faire vivre dans les faits, tous les jours. C’est Gaston Berger lui-même qui assignait à la prospective la « recherche de facteurs vraiment déterminants et des tendances qui poussent les hommes dans certaines directions sans que toujours ils s’en rendent bien compte. La prospective est le contraire même du rêve qui au lieu d’amorcer l’action nous en détourne puisqu’il nous fait jouir en imagination d’un travail que nous n’avons pas accompli… La prospective suppose une liberté que ne permet pas l’obligation à laquelle nous soumet l’urgence ». La liberté à la fois condition et objectif de l’action. C’est dans cet environnement renouvelé par les incessantes ruptures, par la brutalité des changements, par la vitesse des progrès et des régressions, que la liberté est à redéfinir. Non en termes d’observation ou de simple réflexion, mais en termes d’implication et d’engagement. Assumer l’aventure prospective, c’est vivre au mieux de soi-même avec les autres. Le rôle de la personne La prospective doit devenir pour chacun de nous un climat dans lequel nous baignons, au centre duquel nous nous trouvons, au coeur duquel nous nous battons. Il nous revient de vivre la prospective de l’intérieur, en symbiose, comme un chef de produit vit son produit, un chef d’entreprise son entreprise… à chacun sa prospective. Quelles qualités pour y parvenir ? Celles du coeur et de l’esprit. Celles qui permettent l’éclosion de l’imagination créatrice, de l’engagement à l’égard des autres, de la générosité envers ceux, en amont et en aval, à qui nous devons la fidélité de notre engagement. Ceci exige une meilleure connaissance de nous-mêmes, non par satisfaction narcissique, mais pour l’action et le progrès. Car seule une analyse sincère et rigoureuse de nos potentialités et de nos lacunes permet de mettre en place les instruments de valorisation des premières et de réduction des secondes. Développer les qualités du cerveau « droit » est un devoir à l’égard de nous-mêmes et de la société en devenir que nous contribuons à forger. Trop de rationalité conduit aux excès d’organisation administrative et d’inhumanité sociale, un coup de balancier dans l’autre sens ne permettra pas, d’un seul coup de rétablir l’équilibre… Chacun de nous est responsable, individuellement, au moins de la génération qui le précède et de celle qui le suit. Ce continuum de la vie, passerelle entre la dimension individuelle et la réalité sociale, doit être remis à l’honneur. Réinventer le concept de suite des générations, conçu comme « la chaîne des agents historiques, comme la chaîne des vivants venant occuper la place des morts » (Paul Ricœur – Le temps refiguré) nous ramène tout droit à une idée « active » de la prospective. La responsabilité collective Mais revendiquer cette implication personnelle en faveur de l’action prospective ne nous dit pas comment s’y prendre. Et vouloir que l’action individuelle suffise à engager le monde ferait la preuve d’un aveuglement immodeste qui ne résiste pas à l’analyse des réalités sociologiques d’aujourd’hui. Rien, ou pas grand chose, ne peut être aujourd’hui conçu indépendamment de sa dimension sociale, immédiate et médiatisée. L’utilité individuelle doit se fondre, sans se détruire, dans l’utilité sociale. L’humilité qui en résulte est l’un des gages de l’interdisciplinarité vécue, si nécessaire à la construction d’un monde réinventé. Mais cette utilité sociale doit obéir à une « vocation ». Vocation de l’entreprise, au-delà de la maximisation du profit – qui n’est qu’un signe de reconnaissance de son adéquation au monde –, vocation des administrations qui se doivent d’être au service des citoyens, dans une juste réflexion sur le niveau minimum de contraintes qui permet à la liberté de s’épanouir pleinement, vocation des organisations sociales, dont le rôle de régulateur ne doit pas se figer dans une fonction de manipulateur où les moyens modèlent la fin… Personne ne sait ce que seront les organisations de demain. Ce que nous avons appris en quarante ans nous dit pourtant que donner la primauté à l’organisation sociale sur l’expression d’autonomie des personnes conduit aux excès du totalitarisme administratif ou politique. Cette expérience a fait son temps. Redonner aux institutions le rôle prospectif qu’elles n’auraient jamais dû perdre est une mission essentielle. Etre prospectif aujourd’hui, c’est être militant, c’est vouloir que chacun à son niveau et dans son territoire d’action et d’influence s’accomplisse, dans le respect des autres et dans l’ambition d’exceller, c’est vouloir être soi-même avec les autres, c’est vouloir réconcilier l’esprit d’aventure et la démocratie. © SICS – Reproduction autorisée sous réserve d’indication de source.
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