Morale des organisations
par Georges Guéron
Extraits
Le constat
Il existe une morale des personnes entre elles. Plus précisément un consensus universel s’est établi sur ce qui est «mal» et ce qui est «bien». Mentir, voler, tuer est «mal». Etre franc, honnête et juste, s’abstenir de la violence est «bien». Chaque personne possède une conscience qui approuve ce qu’elle-même et les autres font de «bien» et réprouve ce qu’elles font de «mal». Une civilisation des personnes où le droit, la justice, la police fondent leur légitimité sur ce consensus moral, s’est développée, aboutissant à une quasi-suppression de l’emploi de la violence physique comme moyen de règlement des conflits personnels. Le duel a disparu au XXe siècle et les châtiments corporels sont bannis de l’éducation des enfants. Certes, il reste des «cas de conscience» à propos desquels le «jugement» est incertain et des formes de violence plus subtiles que l’échange de coups. Mais la réprobation à l’égard de ces dernières est assez générale pour que, sous différentes formes, judiciaire, pénale, sociale, morale, elle rencontre mondialement, un certain consensus.
Un autre fait existe ; celui de l’importance que les organisations prennent dans l’action. C’est Lindbergh qui a traversé l’Atlantique sur son avion, réglé par lui. Il a pris tous les risques de l’exploit et en a recueilli tous les avantages. C’est la NASA qui a envoyé des hommes sur la lune et les en a ramenés. Les Etats-Unis en ont recueilli le mérite ; pas von Braun ni Armstrong. Ce sont des groupes terroristes qui prennent des passagers en otages, mais pour certains ce sont d’abominables criminels et pour d’autres de véritables héros. Pour les Etats entre eux, pour les affaires entre elles, pour les syndicats (patronaux et ouvriers) entre eux, pour les lobbies entre eux et les Etats, et de façon générale pour les organisations entre elles, le rapport de forces – donc la violence (sous diverses formes) – est ce qui régente leurs conflits et il n’y a pas de règle de droit, de justice ni de police qui intervienne – appuyées sur un consensus général – pour tempérer les diverses formes de cette violence, ou faire prévaloir un intérêt général sur les intérêts «corporatistes» qui s’expriment dans ces violences.
Le consensus moral est sans doute absent des relations entre les groupes.
De là sont nés un malaise et le sentiment d’une sorte de régression de la civilisation. L’individu agit très souvent à travers les interventions de différents groupes et constate que ceux-ci ne ressentent pas de contraintes morales ou ne craignent que très rarement des menaces pénales. Cet individu arrive à perdre confiance en ses propres règles morales. Il y a là un danger pour l’homme et peut-être plus encore pour le citoyen et donc pour la démocratie.
Les interprétations
Les interprétations sur le comportement des groupes sont diverses à l’intérieur de notre groupe et chez les personnalités entendues.
Pour résumer en formules très brèves l’essentiel de chacune des interprétations, citons :
1 – Le seul espoir d’action passe par l’amélioration du comportement des personnes ;
2 – C’est la connaissance de l’inconscient collectif qui permettra d’intervenir sur le comportement du groupe ;
3 – Il faut analyser les règles que chaque groupe se donne et découvrir le poids de ces règles sur les individus ;
4 – Une morale des groupes entre eux est-elle possible et surtout compatible avec les règles morales «admises» entre individus ? Les niveaux divers d’organisation des groupes doivent être sans doute l’une des causes des difficultés soulevées.
La première interprétation, la plus classique, se réfère à la nature de l’homme et à son imperfection. Quelles qu’aient été les améliorations apportées aux comportements personnels au cours des temps il reste, chez chaque personne humaine, une dualité telle que «le mal» ou «le bien» la domine tour à tour. Eternellement, la lutte entre ces deux principes existera. Eternellement les progrès de l’un et l’autre trouveront des façons de se manifester. Plus la présence des moyens disponibles augmentera, plus les excès du mal deviendront nuisibles. Seule la référence à la morale classique des personnes entre elles et ce qui l’appuie (la religion, les règles de bonne conduite, l’éducation et la crainte des sanctions) s’opposeront au triomphe du mal. Les organisations ne sont que des moyens utilisés par des personnes et ce n’est que la «valeur» de celles-ci, surtout si elles occupent la hiérarchie des organisations sociales, qui doit être prise en compte. Les groupes n’ont de comportement qu’en fonction des personnes qui les composent. C’est l’amélioration de ces personnes qui fera l‘amélioration des groupes. Il n’y a de civilisation que celle des personnes et tout en découle.
La seconde est plus psychologique. Les progrès de la connaissance des comportements humains ont fait apparaître le rôle de l’inconscient. Il est important chez les personnes, mais existe aussi dans les groupes, de façon telle que les comportements de masse sont différents des comportements individuels. Ce que fait chacun, dans une foule, il ne le ferait pas s’il était seul et s’étonnerait lui-même de se trouver si différent, d’une situation à l’autre. Or, s’il existe chez chaque personne une dualité entre ses comportements conscients et inconscients, il se trouve aussi que chaque personne appartient à des groupes différents (famille, entreprise, consommateurs, église, parti politique, organisme divers) et que cette pluralité s’ajoute (au niveau du conscient et de l’inconscient) à la dualité personnelle. Plus s’élève le niveau de l’organisation sociale, plus s’accroît ce «pluralisme» et moins chacun se trouve capable de dominer ou de mettre en cohérence ses diverses impulsions. Le «progrès» social ne se fera qu’en élucidant mieux nos connaissances de la psychologie individuelle et collective. D’autant que la mondialisation accentue la juxtaposition d’ethnies et de civilisations dont les modes de pensée diffèrent, comme diffèrent les situations et par conséquent l’importance relative qu’elles attachent à différents problèmes. Si l’on se réfère à des notions comme celles du principe de réalité, du principe de plaisir, du principe de mort, comment sont-ils combinés au niveaux des personnes et au niveau des groupes, et compte tenu de ce que les groupes se situent à un autre «niveau d’organisation» que les personnes ?
Il faudrait donc envisager ce que pourrait être une morale des groupes entre eux compatible avec celle des personnes entre elles.