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Valeurs individuelles et valeurs collectives :
quelles confluences, quelles réalisations ?

Le texte ci-dessous est celui de la conférence de Jean-Marie Domenach
à l’occasion du séminaire annuel de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse,
à Lapoutroie (Haut-Rhin), le 14 juin 1995

« Valeur », terme qui provient d’une vieille racine indo-européenne, qu’on retrouve dans l’allemand Gewalt, signifie ce qui prime, ce qui oblige, ce qui domine absolument. Vale !disaient les Latins pour se saluer, c’est-à-dire « porte-toi bien », ce qui nous rappelle que la santé, si elle n’est pas, en soi, une valeur, est la condition de réalisation des valeurs et mérite, à ce titre, l’inquiétude qu’on lui porte (« comment allez-vous ? »).

Du singulier au pluriel

Le mot ne devrait être employé qu’au singulier (« la valeur n’attend pas le nombre des années »). D’ailleurs, on ne le trouve que tardivement au pluriel, lorsqu’il entre dans le vocabulaire financier. Par « valeur », on entendait quelque chose comme le courage, ou la « générosité » cartésienne : la dévotion à une transcendance, cette vertu qui tranche sur la médiocrité générale et pousse l’homme « valeureux » à préférer un idéal à sa propre vie. L’idée de force, de courage, est présente également dans « valeur » et « vertu ». Ce sont des mots virils, ce qui explique pourquoi ils ont tendance, en cette époque de féminisation, à se « dévaluer », ou à se pluraliser, ce qui revient au même.

Il y a toujours une valeur prédominante, implicite ou explicite, qui s’impose dans les moments difficiles. Le courage en lui-même n’est pas une valeur, mais une valeur sans courage cesse d’être une valeur. Si le mot garde une résonance militaire, c’est que la guerre (et le duel) fut longtemps considérée comme l’épreuve décisive de la valeur : mettre sa vie enjeu. Les formes nouvelles de la guerre rendent cette épreuve moins évidente. Elle reste donc symbolique, simulée, à l’arrière-plan (« je serais prêt à mourir pour… »).

Les valeurs forment autour de cette Valeur supérieure, et si difficile à nommer, une sorte de système solaire : chacune brille de l’éclat qu’elle reçoit de la Valeur centrale, que je nommerai valeur appelante, songeant à un autre mot, menacé lui aussi de désuétude : vocation…, j’entends l’appel (vocatus) de la Valeur à travers un événement, un exemple, et le plus souvent à travers une représentation, écrite ou imagée. Ainsi, le « roman national » (P. Nora) et le roman révolutionnaire ont-ils suscité bien des vocations. La performance scientifique, exploratrice, sportive, conserve cet aspect d’entraînement à la Valeur que notre littérature et notre cinéma ont presque entièrement abandonné. On notera qu’une valeur qui reste proclamée sans être réalisée perd son pouvoir d’entraînement et passe dans la catégorie des discours moralisateurs, qu’il faudrait plutôt appeler démoralisateurs, car ils provoquent le dégoût et l’indignation par le contraste qu’ils font avec la réalité.

L’appel

La Valeur est donc étroitement liée à un désir et à une volonté d’incarner dans un comportement, dans une œuvre, la valeur choisie. Décision préalable à toute décision. Préalable à toute culture, à toute morale. C’est parce que j’ai décidé d’apprendre que je m’instruis ; parce que j’ai décidé de préférer le Bien au Mal que je cherche à me conduire moralement. J’ai donc choisi la Vérité contre l’ignorance, ou le mensonge. Ce faisant, je valorise la valeur. On ne peut pas remonter plus haut que cette décision primordiale, très marquée, certes, par l’éducation, de faire de moi un homme. La situation, l’événement, les occasions sont pour beaucoup dans ce qu’on appelait volontiers « engagement ». Mais quelles sont aujourd’hui les possibilités de s’engager, c’est-à-dire de se risquer pour une valeur ? L’effondrement des grandes espérances, le déclin des grandes passions, l’impuissance où l’on se trouve d’agir sur le cours de l’histoire, retiennent la plus grande partie de la jeunesse au bord d’un engagement dont on exige une pureté parfaite. Or, l’engagement est toujours plus ou moins « compromis » : c’est ainsi qu’on le nomme dans les langues latines (à l’exception du français). Ce qu’on appelle « crise du sens » est plutôt une crise des valeurs, ou plus précisément, de leur compatibilité avec la situation actuelle ou, du moins, l’analyse qui en est faite. La pluralisation, la diversification des valeurs va dans le sens de l’écart qui se creuse entre la proclamation et la réalisation. La valeur transcendante, absolue est en baisse et il s’est constitué une sorte de Bourse des valeurs qui décide, selon les situations et les modes, des cotes qu’il faut leur attribuer. Les valeurs sont toujours le résultat d’une transaction entre l’idéal et le réel. Elles représentent, pour ainsi dire, l’échelle mobile de l’éthique. Peut-on remonter plus loin, et leur trouver un fondement dans l’absolu ? Je ne le crois pas. « On meurt pour ce qui n’existe pas » a écrit Malraux. Pourtant les valeurs existent parce que des gens sont morts pour elles. C’est dans ce cercle vertueux qu’il faut se placer.

Compromis et engagement

La Bourse nous apprend que les valeurs varient et que, par conséquent, on ne peut les identifier à rien de stable, et rien d’objectif. Pourtant, elles ne sont pas inconsistantes, fantomatiques. La valeur de l’or fluctue, mais l’or reste précieux. Les valeurs dites morales fluctuent elles aussi, mais elles sont non seulement précieuses : indispensables à notre existence et à celle des civilisations. Elles sont le fruit d’une estimation commune, et par là acquièrent une densité, une « prégnance » que les choix individuels ne lui donneraient pas. Les valeurs prennent la place du sacré dans les sociétés sécularisées : elles sont les piliers d’un culte, les justifications des sacrifices par lesquels les citoyens manifestent la prééminence de la cité. Les XVIII et XIXe siècles ont été féconds en valeurs : liberté, égalité, fraternité, progrès, etc. La République est un condensé de valeurs. Qu’elle revienne à la mode est instructif : à la différence de « démocratie », qui évoque des procédures majoritaires, la République appelle au sacrifice :

« La République nous appelle,
Sachons vaincre ou sachons périr » (Chant du départ)

La République éveille de l’enthousiasme. Elle est aimée, et c’est ce qui importe à toute valeur. Elle est un modèle de valeur collective, mieux : fédérative, puisqu’elle déclenche la communion des sentiments et porte au sacrifice.

Faut-il aller jusqu’à dire, avec notre maître Aristote : « Le Bien est certes désirable quand il intéresse un individu pris à part, mais son caractère est plus beau et plus divers quand il s’applique à un peuple et à des cités entières » ? Il est vrai qu’une valeur collective a l’avantage de rassembler les individus et de permettre à une civilisation de produire un mode de vie, une culture, une esthétique. Il est vrai aussi que la pluralité des valeurs risque de produire la cacophonie, l’insignifiance, le nihilisme. L’exemple inquiétant du politically correct le montre bien. Sous prétexte que toute valeur dominante est oppressive, les adeptes du multiculturalisme exigent que soit présentée une multiplicité de valeurs où chaque groupe puisera ce qui lui plaît. Mais ce culte de la différence se retourne en intolérance, et il suscite une « victimisation » qui transforme tout groupe minoritaire et, à la limite, tout individu mécontent de son sort, en victimes qui réclament réparation pour des offenses anciennes et souvent imaginaires. Au lieu de relier les gens, cette collectivisation des valeurs les divise ; au lieu de les encourager, elle les passivise.

Ainsi naît un nouveau fanatisme – sorte de racisme à l’envers. Qu’il s’agisse de la race, de la nation, de la religion, toutes les valeurs « collectives » sont redoutables lorsqu’elles ne s’ouvrent pas sur un universel. La valeur galvanise les masses et collectivise l’individu, qui se trouve possédé, enivré par elle. C’est le destin des fanatismes, toujours renaissants.

La valeur ne vaut que si elle est personnalisée, que si l’engagement comporte une distance, un jugement. C’est alors qu’elle peut devenir collective et instituer entre les hommes une communion sans fanatisme. Mais cette distance ne doit pas tourner à l’abstention ni à l’opposition systématique. Celui qui cultive une valeur à l’encontre du groupe peut être un prophète. Mais, le plus souvent, c’est un Alceste. On ne peut très longtemps avoir raison tout seul. Encore une fois, si la valeur ne se réalise pas, elle dépérit. Il faut donc tenter, par la pédagogie, par l’exemple, de l’enraciner dans un groupe, faute de quoi l’on sera condamné à un héroïsme solitaire et exténuant. Sartre disait qu’il ne pourrait être moral que lorsque tout le monde le serait… C’est exagéré, mais il reste qu’une valeur n’est durable que si elle est partagée par un groupe, fût-il réduit.

En ce sens, toute valeur est indissolublement collective et individuelle. La Déclaration des droits de l’homme (1789) est un admirable exemple de cette liaison, puisqu’elle vise à protéger l’humanité en chacun. Mais c’est précisément cette liaison qui se trouve menacée.

Des valeurs ambiguës

Au sein d’une même civilisation, les valeurs ne sont jamais vraiment nouvelles. Elles se présentent selon des formulations nouvelles et des arrangements nouveaux. Ainsi l’honneur, qui jouait un rôle primordial dans la cohérence de la monarchie (cf. dans les Trois Mousquetaires, « L’honneur du Roi est fait de l’honneur de tous ses sujets », l’honneur s’est individualisé, démocratisé, mais reste agissant (cf. d’Iribarne : La logique de l’honneur). Assurément, la prédominance des valeurs collectives, celles qui ont pour fonction d’unir et d’exalter un groupe, est en déclin, comme le montre l’effacement des repères symboliques (églises, frontières, drapeaux, etc.). L’enseignement des vertus civiques a pratiquement cessé. L’honnêteté, la fierté, l’obéissance, l’oblation, la chasteté, etc. sont en baisse. On ne doit pas conclure pour autant à leur disparition. Dans certaines conditions, elles opèrent des come back imprévus. Paradoxalement, j’oserai dire que la résistance de certaines valeurs à l’idéologie ambiante, témoigne de leur vitalité(1). Mais incontestablement, ces valeurs traditionnelles se trouvent marginalisées par des valeurs qu’on peut dire plus « individuelles », bien qu’elles aient souvent un objet collectif :

– l’amitié, qu’on nommerait mieux camaraderie (« connectivité », dit la COFREMCA) ;
– la solidarité ;
– la franchise ;
– la tolérance ;
– la responsabilité ;
– le culte de la nature…

Cependant, on notera que certaines de ces valeurs sont ambiguës, sinon suspectes. Ainsi la solidarité, qui est souvent un moyen de se donner bonne conscience (cf. les pétitions d’intellectuels proclamant leur « solidarité » avec des combattants qu’ils se gardent de rejoindre, voire avec des condamnés à mort). Ainsi la tolérance, qui n’est souvent qu’un prétexte pour ne pas prendre parti. La responsabilité elle-même, brandie comme un moyen (surtout au pluriel : « je prends mes responsabilités ») de ne pas l’assumer réellement(2). Quant à l’écologie, c’est une valeur susceptible de se rattacher à des valeurs « appelantes » qui peuvent être perverses (cf. son importance dans le culte pré-nazi de la nature : valeur faible et sentimentale.

Le triomphe des sentiments

Les idéologies ont cédé la place aux sentiments. Y a-t-on gagné ? Il est difficile de répondre. Ce qui frappe, c’est l’abandon des références traditionnelles au profit des états d’âme du moment. La conséquence en est particulièrement néfaste dans une société complexe où chaque élément est impliqué dans un tout. Le manichéisme y est redoutable parce qu’il néglige les effets pervers au profit des réactions immédiates que déclenchent les images-chocs diffusées par la télévision. Une valeur a besoin d’une certaine durée pour se former et s’enraciner dans une âme. Or, cette durée ne lui est pas laissée. C’est une des causes de la crise d’identification qui sévit dans une grande partie de la jeunesse, et d’autant plus fortement que la représentation de la société qui domine dans le roman et la télévision efface le héros, ou n’en donne qu’une représentation brutale : le criminel et le policier. Quant à la pitié, elle n’est souvent qu’un alibi à une action, personnelle ou publique, un moyen de se rassurer, de se trouver « bien ». Le triomphe des sentiments cache le triomphe du moi narcissique.

Mais, à vrai dire, est-il, pour un cœur généreux, d’autre engagement véritable qu’un « humanitaire » apparemment pur de politique ? Le french doctor est certainement un modèle incontestable, admirable. La conscience d’une responsabilité mondiale est sans doute le commencement d’un gigantesque progrès. Mais il lui faut des points d’appui, une méthode, une politique et, le cas échéant, une force qui puissent le soustraire à l’emprise des bons sentiments. L’humanité prend valeur par l’égalité foncière de chaque homme – égalité juridique théorique, qui reste à réaliser par une assistance pratique, par un engagement dont l’efficacité grandit avec la proximité. La valeur, toujours menacée de se diluer dans le sentimental et l’abstrait, reprend vigueur dans l’assistance, dans la sollicitude qui s’applique au proche, étant entendu que le lointain, l’étranger, peut, en certaines occasions de détresse, nous devenir proche.

Bon et mauvais amour de soi

Nous touchons ici le point central : comment concilier la valeur individuelle avec la valeur collective ; plus précisément : le souci de soi avec le souci des autres, ainsi que des institutions qui règlent la vie commune. Opposer à l’égoïsme dominant les exigences de la collectivité ne sert à rien. Mieux vaut, avec J.-J. Rousseau, distinguer du mauvais égoïsme le bon amour de soi. Nos problèmes se posent à l’articulation de l’un et de l’autre. Ce qu’on dénonce, sous le nom d’individualisme ou d’égalitarisme, recouvre un énorme progrès. De plus en plus de gens veulent exister par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il s’en suit que les dévouements poussés au sacrifice, les vertus d’obéissance et de service, la fidélité simplement, se trouvent dévaluées au profit du « projet personnel » et de l’épanouissement de soi, ce qui pose à toute autorité des problèmes difficiles. Pour être obéi, l’ordre doit être compris et admis. Mais alors, quel travail de formation et d’explication pour associer le plus grand nombre à la décision et à l’exécution ! Existe-t-il une autre voie pour un progrès général de la société ? De l’obéissance aveugle à la participation intelligente, le chemin est long, mais il sera facilité par les progrès de la technique et ceux – si on en paye le prix – de l’enseignement.

Cette volonté d’expliquer et d’associer n’est pas exempte de ruse – et des deux côtés. Mais la démagogie égalitaire trouve sa limite dans l’exigence de responsabilité. « Vous voulez être autonome ? Parfait ! Eh bien soyez responsable. C’est-à-dire, si la situation l’exige, osez commander, osez décider vous-même ». La responsabilité, valeur éminente qui tient à ce qu’il y a de meilleur et de plus exigeant, à la fois dans l’ordre individuel et dans l’ordre collectif. De la façon dont elle sera pratiquée dépend en grande partie l’organisation des rapports humains dans notre société. D’un côté, tout pousse à la restreindre : la complexification, la hausse des normes de sécurité, le mépris des règles de la convivance. D’un autre côté, elle s’impose dans la mesure où les dégâts infligés à la nature et à la vie grandissent de façon terrifiante. Si la coresponsabilité ne s’impose pas, une part croissante des relations humaines sera soumise à l’agressivité judiciaire, ainsi qu’on le voit aux Etats-Unis, ce dont notre mystique républicaine s’accommoderait mal. Le choix entre agression et coopération est plus pressant que jamais, et il ne concerne pas que la vie économique et financière. Le choix démocratique, le choix rationnel est celui de la gestion des conflits par le compromis et l’arbitrage. Il exige évidemment que se renforcent les valeurs qui mettent en jeu le sort des communautés. Je ne prononce pas le mot de consensus, procédure électorale inventée au Moyen Age par les abbés, afin d’éviter les délibérations et le vote. Mais il faut rappeler que la restauration des valeurs communes est indispensable à une démocratie de représentation – en France surtout, où la « religion civile » est beaucoup moins présente qu’en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, alors que la manie de « distinction » développe chez les Français le pire des produits de l’individualisme : l’envie, qui ramène constamment notre société aux frontières de la barbarie.

(1) Cf. mon essai : Une morale sans moralisme, Flammarion, 1992
(2) Cf. J.-M. Domenach, La responsabilité, Hatier, Collection Optiques, 1994

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