La certitude de savoir, d’être dans le vrai, s’accompagne d’un abandon de tout questionnement, de tout sens critique. Une telle certitude restreint la perception du monde à une croyance unique qui se veut parfaite et irréfutable.

Actuellement, l’Argentine est prise dans le piège de la certitude. Plus précisément, elle est prise dans ses extrêmes, dans un clivage de certitudes, qui s’exprime d’une part par un débordement d’optimisme et une joie exaltante, et d’autre part, par un profond désespoir et un immense mécontentement. Car ceux qui soutiennent le nouveau président Javier Milei croient fermement en celui qui vient sauver le pays. Les autres, qui pour la plupart soutiennent le régime sortant kirchnériste, voient la réalité s’effondrer à coup de tronçonneuse. Il n’y a pas d’entre deux, pas d’autre positionnement possible, il ne peut pas y en avoir, vu de l’intérieur. D’autant plus que le pays est en crise, c’est l’état d’urgence.

Des crises, l’Argentine en a connu de nombreuses tout au long de son histoire, qu’elles soient politiques, économiques et sociales, des dictatures sanglantes et des guerres honteuses. Toutefois, le pays connu aussi un rayonnement économique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, auquel Milei fait souvent référence. Cet essor économique s’accompagna de revendications sociales des classes ouvrières, dont la voix fut portée au pouvoir avec l’arrivée du général Perón et de son épouse Evita. Cet avènement marqua un tournant politique majeur en Argentine, creusant un clivage entre ceux qui adhéraient à l’idéologie péroniste et ceux qui n’y adhéraient pas. Ce fossé s’accentua au cours des décennies qui ont suivies, poussé à son paroxysme avec le kirchnérisme, mouvement politique qui gouverna le pays entre 2003 et 2015, puis entre 2019 et 2023.

Lors des dernières élections présidentielles d’octobre 2023, la majorité des électeurs argentins, fatigués d’un pays qui bat de l’aile, en profonde crise économique et politique, ont fait le choix de tenter le tout pour le tout. En votant Javier Milei, ils ont plongé profondément dans le clivage des certitudes. Ce candidat provocateur, au style Trump ou Bolsonaro, a emballé le pays avec son approche de changement radical. Son programme drastique prône un modèle libertarien, réduisant l’Etat à son strict minimum et défendant la liberté individuelle à tout prix. Cependant, une partie importante de son électorat n’a pas voté pour lui par adhésion au modèle libertarien, mais pour cette rupture qu’il propose avec le déjà-trop-bien-connu et sa promesse de sortir le pays de la crise économique, voire de retrouver cet âge d’or où l’Argentine était un pays riche. 

Économiste, Javier Milei ne s’est engagé en politique que récemment. Il crée le parti Libertarien d’extrême droite en 2018, puis la coalition La Liberté Avance en 2021, remportant cette même année deux sièges de députés au Congrès, et accède enfin au plus haut poste de l’Etat lors des élections présidentielles de 2023. Cette ascension fulgurante est le résultat d’une stratégie qui aurait été tracée par sa sœur Karina Milei, que lui-même appelle « le boss » et qu’il nommera Secrétaire Générale à la Présidence dès son arrivée au pouvoir – modifiant même un décret qui empêchait de nommer des personnes de la famille du président. 

Au-delà de son programme pour redresser l’économie du pays, Javier Milei défend des positions controversées comme le libre port d’armes, il est contre l’avortement et nie le changement climatique. Qui plus est, sa vice-présente Victoria Villaruel soutient une approche révisionniste de la dictature militaire. Pas étonnant que quelques jours après l’investiture de ce nouveau gouvernement, deux des militaires condamnés pour les crimes commis pendant la dictature, l’un d’eux proche de la famille de la vice-présidente, aient été libérés.

Alors que pendant sa campagne électorale Javier Milei a joué la rock star et le fou à la tronçonneuse, en tant que président, il sait se montrer beaucoup plus mesuré, portant des discours posés, utilisant un raisonnement logique et des données statistiques pour appuyer ses propos. Son discours d’investiture, ou encore plus récemment celui à Davos, en témoignent. Si bien Milei a une idée très claire de la direction à prendre pour mettre en œuvre son modèle libertarien, il continue toutefois à creuser le clivage des certitudes. Son discours diabolise ce qu’il définit comme socialisme ou variantes du collectivisme, englobant la plupart des types de gouvernement connus en occident et d’organismes supranationaux, et glorifie par contraste son modèle libertarien, source de toute richesse selon sa vision. Il va même jusqu’à dire que l’avortement, les politiques d’égalité de genre et les politiques pour protéger l’environnement ne sont autre que des outils de contrôle de la liberté individuelle entravant la croissance économique. Ponctué par des références à un néo-marxisme et au contrôle des médias, son discours frôle par moment la théorie du complot. 

Une question demeure, celle des inégalités et des tensions sociales qui en découlent. Comment celles-ci sont-elles considérées dans le modèle libertarien de Milei ? S’il affirme que ce modèle mettra fin à la pauvreté dans le monde, il n’aborde pas le  comment. Et peut-être est-ce là que se trouve son talon d’Achille. Quatre jours après son arrivée au pouvoir, une résolution est publiée dans le bulletin officiel interdisant les manifestations au nom de la liberté de circulation, stigmatisant l’acte de manifester comme un délit, un acte illégal. Pourtant, ceci n’a pas empêché les argentins de manifester moins d’une semaine plus tard. Pourtant, ce sont des tensions sociales qui mirent fin au système auquel Milei fait souvent référence, système qui avait accompagné l’essor économique de l’Argentine au début du XXe siècle.

Les mesures prises par Milei à peine arrivé au pouvoir ont été drastiques, justifiées par l’état d’urgence dans lequel se trouve le pays. Comme annoncé dès son investiture, il faut s’attendre au début de son mandat à des temps difficiles. Et c’est là que réside l’enjeu actuel, car bien que fermement soutenu par ses électeurs, en particulier par les classes moyennes-aisées, ainsi que par le Fonds Monétaire International – qui continue à octroyer des prêts et à surendetter le pays-, c’est lors des prochains mois, alors que les réformes présentées par le gouvernement doivent passer par le Congrès et que la pression économique et sociale augmentera, que le vrai défi se jouera. 

A différence d’autres présidents d’extrême droite, Milei a une vision très claire du modèle qu’il souhaite mettre en place et agit à toute vitesse, justifié aussi par la situation économique catastrophique du pays. Et même s’il doit faire certaines concessions et se confronter à certains obstacles, il avance de pied ferme. Ce qui est sûr et certain, c’est que l’Argentine s’est convertie en  laboratoire d’expérimentation d’un modèle jamais vu auparavant et que le résultat est loin d’être prévisible. 

En tout état de cause, le futur de l’Argentine se construit à présent à coup de force, dans un contexte global connaissant un bouleversement de la sorte, où les mouvements d’extrême droite prennent de plus en plus d’ampleur. Quelle suite à espérer de cette montée en flèche de l’extrême droite dans le monde? Est-ce la fin du pacte social tel que nous l’avons connu ? Assisterons-nous à une redéfinition du concept des droits humains pour un « chacun pour sa peau en totale liberté » ? Comment la perception des électeurs évoluera-t-elle ? Le clivage des certitudes sera-t-il amené à s’accentuer avec la propagation du discours de diabolisation de ce qui est définit par l’extrême droit comme socialisme ou variantes du collectivisme? 

Il est probable que de nos jours, dans le monde entier, les votes s’expliquent davantage par un ras-le-bol de la classe politique traditionnelle que par une véritable adhésion à l’idéologie et aux valeurs portées par l’extrême droite. Les électeurs sont séduits par un discours qui promet un changement radical et la croissance économique, mais qui est bien souvent trompeur et porte ses failles. 

“Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien” dit Socrate. Etre sage et savoir accueillir son ignorance. Le monde de demain est en train de surgir et nous ne saurons le voir qu’une fois le fait accompli.

Ximena Rodriguez

Print Friendly, PDF & Email