Louis Boulet, nous sommes très heureux de vous accueillir sur prospective.fr.
De votre parcours de haut fonctionnaire, j’ai retenu, parmi beaucoup d’autres, deux éléments.
Depuis la classe de 6ème jusqu’à la 1ère année de Droit, habitant à la campagne, vous avez accompli votre parcours scolaire par correspondance. J’ai conscience de ce que cela représente de courage, de persévérance dans la solitude.
Et vous avez conduit, depuis l’idée initiale jusqu’à la réalisation, la reconstitution du cloître roman de l’abbaye carolingienne de Saint-Genis des Fontaines (1271-1283), classé monument historique. Il est exceptionnel de conjuguer ainsi l’action immédiate avec le sens du temps long, très long en l’espèce, plus rare encore lorsque c’est l’œuvre d’une seule personne.
Ces expériences vous ont amené à réfléchir plus généralement à la complexité. C’est de votre témoignage sur ce lien entre l’action et la réflexion que je voudrais faire le sujet de cette rencontre. Vous évoquez un exemple concret des variations de la complexité : celui de la transformation de nos bocages séculaires en grandes surfaces mécaniquement travaillées et l’éventuel retour au bocage.
Oui, ce sujet me paraît effectivement éclairant. Nos bocages traditionnels, qui quadrillaient de façon serrée nos plaines de l’ouest, tout simplement grouillaient de vies et portaient en eux l’espérance du lendemain. Les haies, faites d‘arbustes et végétaux divers, maintenaient les sols, contenaient le ruissellement des eaux de pluie (évitant le ravinement de la terre et son appauvrissement nutritif), abritaient diverses espèces d’oiseaux et les nourrissaient de centaines d’espèces d’insectes, eux-mêmes contribuant à la pollinisation des végétaux.
L’arrivée des tracteurs Ferguson, importés les Etats-Unis d’Amérique, a bouleversé la région. Leur utilisation – progrès majeur pour le confort de l’homme et la productivité de l’exploitation – imposait que le quadrillage végétal soit rasé, les sols aplanis et les parcelles remembrées : d’où la création, dès l’immédiat après-guerre, des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural). Succès garanti si l’on ne retient que les critères de productivité et de pénibilité du travail ; mais, après exploitation sur longue période, conséquences néfastes sur l’écologie de proximité – l’écologie étant un exemple abouti de la complexité. Au point que certains agriculteurs en viennent à requadriller leurs espaces – que le progrès technique, aujourd’hui, rend mécaniquement exploitable grâce au pilotage des engins par géolocalisation.
On a voulu, à partir des années 1950, simplifier le travail des hommes en réduisant le nombre des données alors que ces données étaient étrangères au problème posé, en ne prenant en compte que les aspects jugés (jaugés) majeurs du moment – la productivité. On a simplifié l’approche de la complexité mais on en n’a pas maîtrisé la diversité consubstantielle ! On touche là du doigt la différence entre les concepts de complication et de complexité. On ne simplifie pas le spectre de la complexité seulement en réduisant artificiellement le nombre de données : on le maîtrise en réduisant le nombre de ses facteurs explicatifs secondaires pour réduire le champ d’intervention, en rapprochant le décideur du fait générateur. Les gouvernants d’alors pouvaient-ils prévoir que la robotisation future permettrait, d’ici à quelques petites décennies, d’apporter la réponse pertinente et durable en ne changeant rien aux organisations de l’époque ? De l’humilité, de grâce ! Ce qui n’interdit pas de sonder le futur dans l’espoir d’y percevoir des raisons de maîtriser simultanément le présent et le futur. Cela s’énonce : l’attitude prospective – qui n’accroche pas toujours la perspective de la meilleure solution mais à tout le moins la moins perturbatrice pour demain !
On le pressent : la démocratie pointe son nez au détour de ce commentaire !
Comment la complexité impacte-t-elle la démocratie ? Quid du passage de l’agora à l’Etat central puis à l’Europe ?
Tout gouvernement démocratique a le devoir de prendre en considération la plus grande part des aspirations et revendications de ses citoyens. Or ces souhaits, plus ou moins affirmés, se conjuguent pour constituer une complexité sociale difficile à maîtriser. Le commencement de réponse est dans le niveau territorial de la décision. Plus la question à traiter est concrète, proche du terrain, moins elle contient de paramètres, plus ces paramètres sont communs aux habitants ; davantage positif, également, est le contact entre les citoyens et les élus, ce qui permet d’atténuer voire d’effacer – parfois aussi d’amplifier – la tension dans la relation. Également la relation est moins chargée d’idéologie perturbatrice, et ainsi beaucoup moins agressive la relation électeur-élu. En théorie, l’agora devrait pouvoir traiter de la plupart des sujets. Mais une diversité de règles affectant l’ensemble des agoras ne définit pas le vivre ensemble de toute une nation. Il est impérieux qu’un Etat central dispose du pouvoir de définir des règles communes et d’en contrôler le bon usage : ce deuxième niveau de gouvernance est nécessairement supérieur au local puisqu’il lui impose des règles. Complémentairement, une autorité spécifique – la région – s’intercale pour gérer les réseaux de relation (communs) entre les agoras (transports et communications). A noter que la gestion du réseau ferré était unique lorsque les trains s’arrêtaient dans toutes les gares !
Un quatrième niveau peut s’avérer utile lorsque quelques états contigus, sociétalement proches, souhaitent mieux organiser leur gestion en définissant des règles communes. C’est l’exemple de l’Europe occidentale. Là encore des précautions doivent être prises dans la définition des domaines de compétence transférés à l’Union européenne : il faut accepter d’en limiter le champ – du moins pour un temps – car les disparités dans les modes de vie (et de penser) exigent beaucoup de temps pour s’adapter à d’autres référents. Mais cette évolution me paraît rejoindre le sens de l’Histoire – même s’il y faut du temps, beaucoup de temps. Deux siècles après la Révolution, les Etats de l’Europe occidentale (27) ont su rapprocher, voire unifier leur mode de vie. Car là réside le frein majeur : la nature et l’ampleur de la résistance des peuples au changement. Ce qui laisse prévoir une période transitoire où les progrès dans l’unification seront ralentis. Cela devrait pousser les autorités européennes à un effort soutenu de pédagogie afin d’expliquer le sens de la construction progressive de l’Europe.
Les contraires sont souvent évoqués ensemble : le blanc et le noir, le chaud et le froid, etc. Qu’est-ce que cela signifie au regard de la complexité ?
J’y vois l’un des facteurs d’éclosion de la complexité. Tous les états de nature – matériels ou intellectuels et moraux – sont encadrés par les butoirs constitués par leurs extrémités – jusqu’à leurs propres excès. L’état d’un phénomène, à un moment donné, stationne entre ces deux extrêmes. Or, ce positionnement est le plus souvent temporaire – ce qui affecte le sujet en cause d’une instabilité permanente, d’intensité variable. Cela ajoute à l’instabilité structurelle de la question en cause, une instabilité fonctionnelle. La stabilité du sujet est liée au meilleur positionnement de chaque item et de tous, concomitamment – et pour un temps donné. C’est donc la recherche du bon équilibre de chaque item qui contribue à l’équilibre du sujet global, alors même que ces changements affectent le plus souvent l’ensemble de la situation en cause. Cela rejoint la quête du juste milieu si cher à Platon (In medio stat virtus). L’image qui vient à l’esprit est celle de la balance à fléau pour laquelle le point d’équilibre est marqué par la position du curseur. La complexité est ainsi en état de diversité (d’autant plus riche qu’elle est elle-même diverse), une diversité siège d’un mouvement interne de paramètres mouvants mais en équilibre instable par rapport à ses environnements. L’instabilité et la diversité sont deux données indissociables de la complexité.
Pour moi – et je le dis avec la conviction la plus déterminée – la démocratie ne peut progresser que par des ajustements à la marge et concomitant : du fait du poids majeur des idées et comportements. L’histoire est là pour le confirmer : toute révolution, destructrice du système en vigueur, a engendré des systèmes plus rudes avant de retrouver un étiage bien mieux séant ! Le cosmos est l’image irréductible de l’alliance de l’équilibre et du mouvement depuis près de quatorze milliards de nos années !
Comment chacun doit-il se mouvoir dans un monde complexe ? Si nous ne maîtrisons pas la complexité du monde qui nous entoure, et les outils disponibles, ne risquons-nous pas de perdre notre liberté ?
La liberté est un attribut inaliénable de l’homme. Ce principe incorruptible a pourtant un défaut – un seul défaut : il perd sa force absolue dès qu’il y a deux hommes avides de liberté. Son principe reste intact mais son application devient négociable ! Et cela change tout : la liberté n’est plus un totem intouchable puisque, en étant mise en œuvre sur l’une ou l’autre de ses manifestations (liberté de pensée, d’agir, de commercer, etc), des limites lui sont imposées par la loi. Il faut alors parler de contraintes et non de liberticisme car son principe demeure inattaquable. La liberté, comme tout autre objet, est à tout instant mesurée par le positionnement du curseur sur l’axe des contraires – ici liberté/contraintes en sont les butoirs.
Dans le Siècle des Lumières, la liberté fut initialement appréhendée dans son essence individuelle : il fallait justifier la sortir du vilain de son état de soumission quasi-totale. Aujourd’hui, la liberté pèse plus dans son expression collective – en application du principe que la liberté individuelle s’arrête quand elle rencontre la liberté du prochain. Et comme il y a le plus souvent un prochain, la liberté est, par nature, restreinte dans l’ampleur de ses manifestations. Il devient alors inéluctable que, dans un monde complexe, et de plus en plus complexe, exigeant le recours à des limitations, des restrictions à la liberté collective seront de plus en plus instaurées : la mise en commun des règles du vivre ensemble exigera ces restrictions. Seule la liberté individuelle restera intacte, mais réduite à la liberté de penser, celle qui demeure secrète.
Il reste cependant un antidote à cette dérive inexorable : l’acceptation par chacun de restrictions qui n’auront de fondement que la sauvegarde de l’humanité : le débat basculera du domaine du droit pour chercher la solution dans l’arsenal moral. Pour autant qu’elle soit hésitante, c’est le sens de l’histoire de l’humanité !
Propos recueillis par Hélène Braun