Daniel Wuhmann

 

 

Jeu d’échecs et civilisations 

La légende de Sissa 

On raconte que l’ancêtre du jeu d’échecs fut inventé en Inde par un brahmane du nom de Sissa qui le présenta au roi Belkib pour l’initier aux règles et à la conduite de la partie. Enthousiasmé, le roi lui demanda de choisir sa récompense. 

Sissa demanda au roi de prendre le plateau du jeu et poser un grain de riz sur la première case, ensuite deux sur la deuxième, puis quatre sur la troisième, et ainsi de suite, en doublant à chaque fois le nombre de grains de riz jusqu’à la dernière case. Amusé par la modestie de sa demande, le roi ordonna que ces grains de riz soient apportés sur le champ. Mais lorsqu’on mit en œuvre sa requête, on s’aperçut qu’il n’y avait pas assez de grains de riz dans tout le royaume pour la satisfaire. En effet à notre époque il faudrait plus de 1500 années de récolte sur l’ensemble de la planète pour satisfaire la demande du sage Sissa.

Et les échecs basculèrent alors dans l’imaginaire comme une promesse de combinaisons étourdissantes entre la marche des pièces, des pions et des cases de l’échiquier, ouvrant la complexité de ce jeu sur l’infini.

 

La période médiévale 

Le jeu devint pour une très longue période une pratique sociale caractéristique des élites militaires et politiques. Les pièces majeures figurent nobles et chevaliers, les pions le petit peuple sans grand intérêt. 

Une partie n’est rien moins qu’un combat singulier entre seigneurs où la recherche du mat, figurant la mort immédiate, par un trait brillant, un coup d’éclat héroïque, ne recule pas devant quelques sacrifices de pions insignifiants ou de pièces encombrantes dans l’assaut final.

Dans la mentalité médiévale la noblesse de la posture et l’élégance du geste l’emportent largement sur une vérité inhérente au jeu lui-même.

 

La révolution philidorienne 

Lorsque François-André Danican Philidor, musicien et créateur de l’Opéra-Comique, fait publier « L’analyse des échecs » à Londres en 1749, il bouleverse entièrement l’approche du jeu. Pour la première fois on observe un détachement d’une logique échiquéenne dotée de ses principes propres qui donnent lieu à un début de théorie guidée par la raison. 

Joueur infatigable et invaincu, il bouleverse la manière de jouer et emporté par le courant émancipateur du siècle des Lumières, pose les jalons d’une pratique du jeu qui met les pions au centre de sa stratégie.

Sa formule : « les pions sont l’âme du jeu d’échecs », fera le tour de l’Europe car il anticipera les valeurs de la Révolution Française, qui mettront le peuple au centre de la vie économique, politique et sociale.

Comme dans la théorie militaire et sur les champs de bataille, les fantassins joueront un rôle de plus en plus prépondérant.

 

L’école romantique 

Pendant la Seconde Révolution Industrielle, on assiste à la résurgence d’un courant romantique traversant les arts, les lettres et toute l’activité intellectuelle. Celui-ci tente d’opposer l’imagination, la sensibilité et l’émotion à la raison, au réalisme, à l’abstraction rationaliste et aux principes logiques régnants à l’époque.

L’art échiquéen n’échappera pas à ce courant. Il connaîtra deux magiciens, Paul Morphy et Adolf Anderssen, qui resteront comme les plus grands génies tactiques de l’histoire des échecs.

Leurs fulgurantes combinaisons, l’imagination débordante de leur conception du jeu, transformaient leurs parties en véritables poèmes. L’extraordinaire dynamisme de leur jeu les poussait souvent à sacrifier du matériel pour mieux triompher de leur adversaire et démontrer ainsi la supériorité de l’esprit sur la matière.  L’harmonie qui se dégageait de leur maniement des structures abstraites ressemblait à celles de la musique, excepté qu’elles étaient destinées au regard et non à l’oreille.

Leurs contemporains ne s’y sont pas trompés puisqu’ils ont dénommé certaines de ces parties : « Les Immortelles ».

Le jeu d'échecs

La conception classique 

Wilhelm Steinitz mettra fin à une conception romantique et encore intuitive des échecs. Il inaugurera une conception d’ensemble, rationnelle et analytique des échecs modernes.

Tout en ne négligeant pas l’aspect tactique du jeu, il développera sa dimension stratégique en explorant les ressources d’un jeu positionnel.

Il en posera les premiers principes comme le développement rapide des pièces en début de partie, l’occupation du centre, la sécurité du roi, l’absence de faiblesse dans la structure des pions, l’activité et la coordination des pièces.

Sa victoire contre Anderssen inaugurera le titre de champion du monde d’échecs.

 

L’irruption des hypermodernes 

Après la première Guerre mondiale, l’Europe est plongée dans un bouillonnement artistique et intellectuel sans précédent qui, du cubisme au surréalisme, bouleversera tous les canons académiques. Le jeu d’échecs n’échappera pas à la naissance de l’art moderne et à toutes ses conséquences.

Gyula Breyer, Richard Reti et Aaron Nimzovitch, pour ne citer qu’eux, renversèrent pour un moment les dogmes de l’école classique par de surprenantes innovations.

Ils n’occupèrent plus le centre de l’échiquier, laissant à l’adversaire le soin de le faire, pour mieux détruire sa position qu’il croyait dominante. Ils gardaient leurs pièces en louvoyant derrière les lignes pour lancer leur attaque beaucoup plus tard et au moment propice. Ils conduisirent leurs parties non par le centre mais par les ailes et par les diagonales. 

Ces joueurs, qui se considéraient comme des créateurs et des artistes, enrichirent considérablement la théorie échiquéenne par de nombreux ouvrages incontournables pour tous les amateurs du jeu jusqu’à nos jours.

C’est le génial Alekhine qui réalisera enfin la synthèse des idées de l’école classique et celles de l’école hypermoderne. Il sera le premier joueur réellement professionnel de l’histoire et entamera une carrière de champion du monde pour de longues années.

 

La domination des échecs soviètiques 

L’ère du « socialisme scientifique » fera entrer les échecs dans la culture de masse. Considérant que ce jeu favorisait chez les jeunes enfants leur aptitude à la pensée intuitive, au raisonnement logique, à la concentration et à la prise de décision, il fut introduit dans de nombreuses écoles comme une matière à part entière. 

« Enseignons les échecs aux travailleurs » fut un des slogans en vigueur à cette époque. Douze ans plus tard, le pays avait déjà quatre millions de licenciés et le Championnat d’échecs de l’Union des Travailleurs fit plus de sept cent mille entrées.

L’hégémonie des échecs soviétiques durera jusqu’en 1972 et produira une suite ininterrompue de champions du monde.

Le premier d’entre eux, l’ingénieur Mikhail Botvinnik, façonnera le style de cette longue période par une approche scientifique. Il privilégiera la recherche systématique d’un plan de jeu en fonction du jugement d’une position, il approfondira les ouvertures à la recherche non de « coups » mais de « ligne stratégique ». Grand expert des fins de partie, il en gagna beaucoup grâce à des avantages que l’adversaire tenait pour microscopiques et inexploitables. Fin technicien, il analysait minutieusement toutes les parties de ses adversaires avant de les rencontrer.

Par la suite une forme de travail collectif se mit en place. Les prétendants au titre mondial s’entourèrent d’autres grands-maîtres qui les secondaient en préparant les rencontres, analysant des centaines de parties, cherchant des innovations dans les ouvertures et en guettant inlassablement la moindre faiblesse dans le jeu de l’adversaire. 

Bobby Fischer, un météore sur fond de guerre froide 

Aux Etats-Unis un jeune prodige commença à faire parler de lui. A douze ans il était déjà parmi les joueurs les plus forts de son pays. A quatorze ans il remporta le championnat des Etats-Unis sans concéder la moindre défaite. Il éclipse tous les autres joueurs de son pays, à commencer par Larry Evans, Donald Byrne et l’immense Samuel Reshevsky. A quinze ans il se qualifia déjà pour le tournoi interzonal en route pour le championnat du monde. 

Le russe Mikhaïl Tahl, champion du monde en 1960 et surnommé «le Magicien de Riga» considéra ce jeune gamin de Brooklyn comme « le plus grand génie descendu du ciel des échecs ». 

Robert Fischer était le produit exemplaire d’une classe moyenne alors triomphante aux Etats-Unis. Son individualisme exacerbé, sa forte résistance à toute forme de contrainte et son besoin d’affirmation de soi particulièrement développé lui valurent un grand nombre d’ennuis et d’ennemis parmi les journalistes, les sponsors, les organisateurs et les officiels des échecs à l’international. Son talent ne cessa de s’affirmer mais son caractère ralentit pour un moment son ascension et produisit une sorte « d’auto-bannissement ». Le « wonderkid» avait viré au« badboy ». 

Après plusieurs éclipses il se décida enfin à se qualifier pour la finale du championnat du monde contre Boris Spassky à Reykjavik à partir du 2 juillet 1972. 

Le monde entier se passionna alors pour cet affrontement entre deux blocs antagonistes illustrant les valeurs d’un système capitaliste contre celles du monde communiste. Pour la première fois depuis l’après guerre, la suprémacie soviétique aux échecs était menacée. 

Mais après les multiples exigences, ultimatums et retournements de Bobby concernant la bourse allouée au vainqueur pourtant multipliée par douze, le réglage de la lumière dans la salle, la dimension de la table de jeu, le confort du fauteuil, la disposition du public et autres caprices, le déroulement du tournoi fut totalement compromis. 

Il fallut l’intervention personnelle de Henry Kinsinger qui appela directement de la Maison Blanche le joueur américain pour le presser de se rendre au match afin de servir le prestige des Etats-Unis contre la propagande soviétique. 

Le match commença enfin avec neuf jours de retard. Dans la première partie Fischer commit une gaffe de débutant et perdit. Irrité par la présence des caméras de télévision, il ne se présenta pas à la deuxième partie et il fut déclaré forfait. Furieux, il décida de prendre son billet de retour après ces deux défaites. 

Mais un compromis fut trouvé à la dernière minute : la troisième partie se déroulera hors de la scène dans une salle retirée sans caméras et sans public. Après une dernière controverse en début de partie le championnat du monde pouvait vraiment 

commencer. Bobby Fisher, avec deux points de retard, déroula alors tout son génie pour les 20 parties restantes et ne laissa plus aucune chance à son adversaire. 

Tel un météore Bobby Fischer devint le 28°champion du monde en mettant fin pour la première fois à une interminable hégémonie soviétique. 

A la grande déception de ses admirateurs du monde entier, il ne remit jamais son titre en jeu. 

 

L’ère des robots supercalculateurs 

A l’arrivée des premiers ordinateurs programmés pour jouer aux échecs, les bons joueurs n’eurent aucune difficulté à les battre. Mais au fil des années la puissance de calcul des machines ne cessa d’augmenter. Les amateurs commencèrent à souffrir, mais les grands-maîtres continuèrent à sourire car ils gagnaient presque toujours. Les ressources tactiques des machines pouvaient impressionner mais leur intelligence stratégique restait très faible.

Mais lorsque les étudiants de l’université de Carnegie-Mellon associés au géant IBM présentèrent, après plus de dix années de recherche, leur ordinateur nommé « Deep Blue » mesurant 1,80 mètre de haut et pesant 700 kg, on commença à prendre l’intelligence artificielle au sérieux dans le monde échiquéen. 

Deep Blue défia le plus grand joueur de l’époque, Garry Kasparov, dans un match en six parties qui débuta le 10 février 1996. Kasparov gagna facilement par 4 victoires à 2. On en conclut que la vision positionnelle du robot laissait encore à désirer.

La seconde confrontation eut lieu à New-York en 1997. La machine s’appelait maintenant « Deeper blue ». Ses composants et son programme informatique avaient été améliorés. Elle pesait maintenant 1,4 tonnes, il fallait 20 personnes pour la faire fonctionner, elle pouvait calculer 300 millions de positions à la seconde et quatre grands-maîtres avaient aidé à sa conception et à sa bibliothèque d’ouverture.

Garry Kasparov dut s’incliner sur le score de 2,5 à 3,5. Il contesta immédiatement sa défaite et demanda qu’IBM produise les logs de toutes les parties. La société ne fournit que les logs de la cinquième partie et s’empressa de démanteler « Deeper Blue » à l’issue du match, refusant d’organiser une revanche en dépit des demandes répétées du champion du monde.

La dernière version des ordinateurs donne le vertige. « AlphaZero » est un robot auquel on a implémenté uniquement les règles du jeu. En se contentant de jouer contre lui-même, il se perfectionne tout seul. Après seulement 9 heures de jeu, il joua  44 millions de parties tout seul, devenant sans doute le joueur le plus fort de l’histoire, humains et machines confondus.

Mais le sage Sissa qui avait fait miroiter les perspectives infinies du jeu d’échecs au roi Belkib peut reposer en paix : il n’a pas trop à s’inquiéter, ce jeu ne sera jamais un ensemble fini.

A l’instar de la musique, la beauté des multiples combinaisons abstraites du Jeu d’Echecs restera éternelle.

Daniel Wuhrmann 

 

Sources :

Didier Renard : « Jeu des échecs, société politique et art de la guerre » (Politix)

Michel Roos : « Histoire des échecs » (PUF)

Nicolas Giffard : « La fabuleuse histoire des champions d’échecs » (O.D.I.L)

Anthony Saidy et Norman Lessing : « Le monde des échecs » (Hachette Réalités)

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