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L’Europe : retrouver l’anticipation

Lettre de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse, mai 1990

Imprévisibles, les événements qui viennent de se dérouler à l’Est nous ont aussi surpris par leur ampleur. Ce pourrait être le sujet d’une magnifique allégorie, au plafond de quelque prestigieux édifice : on y verrait les peuples de l’Est, mus par leur seule volonté, se précipiter dans les bras des peuples de l’Ouest et laissant là, dépités, les policiers, les bureaucrates et les militaires qui avaient mission de les maintenir enfermés. Cet immense jaillissement témoigne de la vitalité retrouvée de l’Europe. Son retour sur la scène internationale, son accession possible au premier rang dans les années qui viennent, le tout longuement préparé grâce à la construction européenne, tout cela constitue un événement historique.

La gerbe des surprises que nous a réservées l’année 1989 lui assure une place certaine dans l’histoire de la civilisation : personne n’imaginait qu’en l’espace de quelques semaines l’Europe de l’Est se débarrasserait de régimes que l’on disait indestructibles ; que l’enterrement en avril de l’Impératrice Zita allait, marquant la fin d’une parenthèse historique, donner le signal d’une nouvelle ère ; que Prague se réconcilierait enfin avec le fantôme angoissé de Kafka et que le mur de Berlin allait, au pied de la Porte de Brandebourg, mêler ses décombres à la poussière du blockhaus de Hitler.

Au même moment, le XXe siècle approche de sa fin. Si nous associons à notre perception de l’époque notre entrée dans un univers marqué par la globalisation et fondé sur les techniques de l’information et de la communication, il faut avouer que c’est surtout la deuxième partie du siècle qui a connu ces bouleversements : la Deuxième Guerre, en effet, qui a tant contribué à l’évolution scientifique et technique, n’a pas beaucoup renouvelé les mentalités et les cultures. Mais dans les années 1960 et 1970, depuis le Concile Vatican II jusqu’à la crise pétrolière, en passant par la conquête de la Lune et même Mai 1968, sont apparues les vraies nouveautés : le passage de la certitude au relatif, du stable au mouvant, du prévisible à l’imprévisible, du fermé à l’ouvert. C’est au cours de ces années que l’Europe de l’Ouest a basculé dans un état différent, celui qui prévaut aujourd’hui et prépare des évolutions plus profondes encore.

Un révélateur

Cette transformation profonde du paysage sert de révélateur aux pays de l’Est et ceux-ci sont désormais aux prises avec leurs vrais problèmes : la réalité de leur situation paléo-industrielle, marquée par l’archaïsme de la production, une longue indifférence à l’environnement naturel ; l’intensité de leurs appétits immédiats, de liberté, d’autonomie, de consommation (400 000 voitures sont espérées à bref délai dans le seul arrondissement de Potsdam, dans la banlieue de Berlin-Est) ; et, enfin, leurs soucis contradictoires et complémentaires mais bien compréhensibles, de s’identifier à nous tout en conservant leur identité, de plonger dans l’économie de marché tout en évitant de tomber du nid.

Nombreuses sont les demandes qu’ils nous adressent donc : appuyer leur décollage économique, en priorité ; leur permettre de remplacer globalement et rapidement la totalité d’une organisation fondée sur la concentration du pouvoir au sommet de l’Etat et sur l’illusion qu’un tel système aurait pu valider des promesses de bonheur ; bref, les aider dans leur apprentissage d’un monde ouvert, libre et responsable. Nous sommes en réalité requis d’exercer ce rôle traditionnel de l’Europe de l’Ouest : sa mission civilisatrice. En avons-nous véritablement la capacité ?

Nous sommes encore plus loin d’eux qu’ils ne croient et que nous le pensons nous-mêmes. L’Europe de l’Ouest fait partie d’une société mondiale dont les principes sont l’information et la communication. Tout ce que cela représente de sens du temps, de l’espace, de la complexité, du service, de la performance des organisations… n’a rien de commun avec le monde de l’Est. Nous avons nous-mêmes du mal à nous faire aux bouleversements auxquels nous participons, à leur rapidité comme à leur profondeur. Nous ne pouvons envisager de ralentir cette évolution qui se poursuit ou s’accélère en Amérique, au Japon et dans l’ensemble du monde développé.

Au contraire, l’effondrement du communisme laisse espérer une nouvelle et puissante accélération de notre propre mouvement. Nous voilà délivrés de la menace qui pesait sur les valeurs fondamentales de l’Europe : respect de la personne et croyance partagée dans les progrès d’humanité. Par contraste, ces événements font ressortir l’importance de ce que nous avons appris depuis quelques décennies. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, depuis les origines, l’histoire de l’Europe demeurait une affaire d’équilibres entre les Puissances, équilibres toujours fragiles et ponctués de crises. Entre voisins, l’emportait toujours ce qui était spécifique à chacun et qui, souvent, dans des circonstances extrêmes, dégénérait dans la xénophobie ou le conflit.

Les épreuves des deux guerres nous ont en quelque sorte vaccinés contre ces comportements. Elles ont valorisé des modes de relations en rupture avec cette expérience : une confiance réciproque accrue, une certaine mise en commun des pouvoirs, le jeu à somme positive. De tout cela, quoi qu’ils en disent, nos interlocuteurs de l’Est n’ont pas idée : des signes laissent au contraire redouter qu’ils soient à nouveau saisis par certains des maux – fanatisme, tribalisme, intolérance – qui les ravageaient avant que les dictatures ne viennent les pétrifier pour des décennies. Sauront-ils éviter la résurgence de ces fléaux ? Sinon, un nouveau décalage, avant tout culturel, s’opposera à leur progrès et nous exposera à d’autres dangers.

Car on ne le mesure pas assez : l’événement est aussi un révélateur pour nous. L’existence de la Communauté Européenne a aidé les populations de l’Ouest à aborder sans trop de crainte le monde qui est aujourd’hui le nôtre. Un cadre plus large, plus efficace remplace les frontières nationales et nous permet à tous d’exister face aux puissances économiques et démographiques du monde d’aujourd’hui. Dans une certaine mesure, l’ouverture à l’Est ne va-t-elle pas créer une brèche – d’ailleurs pensée comme telle par les dirigeants de l’URSS – dans ce cadre européen ?

Événement révélateur car, une fois de plus, comme en mai 40, comme en mai 1968, comme au moment de la crise pétrolière de 1973, les événements nous ont surpris. Réfléchit-on assez à ce que signifie cette surprise ?

Peut-être faut-il s’y résigner. Peut-être la surprise exprime-t-elle seulement une confiance insuffisante en nos propres valeurs, notre crédulité vis-à-vis d’affirmations idéologiques qui nous venaient de l’autre côté et dont les événements nous ont montré qu’elles étaient construites sur du sable. Peut-être faut-il accepter que, périodiquement, telle une pluie de météorites frappant une planète dénuée d’atmosphère, des événements complètement inattendus puissent venir nous perturber. Peut-être devons-nous accepter et prendre la mesure de l’incertitude de l’avenir : « The future is a vacuum of understanding » déclarait récemment le Professeur Jay Forrester, auteur du fameux « Rapport au Club de Rome ». Faut-il rendre les armes devant le futur, le déclarer inconnaissable, et faire l’aveu de notre dépendance vis-à-vis de l’imprévu ?

L’objet de cette note est de protester contre cette renonciation. Le besoin d’anticipation est ce qu’il y a de plus humain en nous, de plus original. C’est grâce à lui que nous avons la capacité d’élaborer des projets. Sans lui, il n’y a pas d’avenir possible, pas de vie possible. Et toute l’histoire humaine vient à l’appui de notre affirmation.

Le danger qui, en ce moment même, pèse sur l’idée démocratique confirme ce propos. Nous avons choisi l’exemple de la démocratie car celle-ci est indissociable de notre société : elle incarne les valeurs de liberté, de responsabilité, de solidarité, d’initiative, qui nous ont faits ce que nous sommes. Mais, ici, elle sera seulement un exemple, tant le propos peut être généralisé.

Un avertissement pour la démocratie

En démocratie, l’anticipation représente l’une des principales – sinon la plus évidente – parmi les raisons d’être des dirigeants : « gouverner, c’est prévoir ». Qu’ils soient à la tête de la plus modeste commune ou de la plus large confédération d’Etats, on attend d’eux qu’ils aient de l’avance – un peu d’avance – car le principe même de la démocratie réside dans l’accord entre les leaders et la majorité des citoyens. Les premiers, ils doivent voir venir les événements, flairer les concepts qui rendront possible la préparation de l’avenir. D’une certaine manière, l’anticipation assume aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques la fonction qui était celle de la « vertu » aux yeux des citoyens romains.

Lorsque l’aptitude à l’anticipation est forte, elle porte en elle les moyens de sa mise en œuvre. Lorsqu’elle défaille, les moyens disparaissent en même temps. Les Pouvoirs Publics se trouvent alors engagés dans un processus qui exprime leur affaiblissement : ils n’osent plus engager les transformations qui leur paraissent nécessaires ; ils se contentent de gérer le quotidien, de crainte de soulever des oppositions trop difficiles. Ils vont, selon les circonstances, vers l’excès d’intervention, vers l’abstention ou, plus souvent, vers l’esquive de faits devenus incontournables.

Le contraste est remarquable avec le déploiement des problèmes mondiaux qui mettent en cause le présent et l’avenir, et qui sont innombrables. Comment, par exemple, aborder l’avenir de l’URSS, cet immense pays dont même le nom futur ne nous est pas connu ? Comment donner vie aux nouveaux équilibres qui doivent être mis en place à l’intérieur de l’Europe ? Comment reconsidérer la place de cette dernière entre les Etats-Unis et le Japon, ou encore dans le contexte des relations des pays du Nord avec les pays du Sud ? Comment, à l’exemple des entreprises, inscrire dans la vie et le comportement des grandes collectivités notre environnement d’information, de communication, de mondialité, de souci du client ? D’autres questions encore ont trait à l’avenir de l’éducation, à la préservation de l’environnement, à la démographie et aux relations entre les générations, etc. Dans tous ces domaines et dans bien d’autres, illustrant la crise de l’anticipation, le grand nombre des études dissimule mal la pauvreté de la réflexion transformatrice et la difficulté de l’action.

Retrouver l’anticipation

La situation actuelle n’est pas sans mérites. Elle fait justice des prospectives simplificatrices, elle élimine l’élément prédictif, elle remet à leur place les idéologies, elle nous met en garde contre nos passions, contre le fait de croire que la force d’une conviction plaiderait en faveur de sa justesse.

Cependant, elle suscite l’anxiété car elle fait ressortir les incertitudes et le vide du futur : la mort du mythe de la Raison, né avec les Lumières, qui postulait que des lois morales simples, comme les lois physiques, pouvaient être connues et qu’il suffirait de les respecter pour que tout aille bien ; l’apparition d’une situation autre, infiniment plus nouvelle par rapport au passé récent que ne fut la philosophie des Lumières en son temps ; le pressentiment d’autres surgissements. Du moins, jouissons-nous temporairement d’un privilège précieux, mais dont il faut aussi mesurer ce qu’il comporte d’éphémère et de courte marge de décision. Nous sommes provisoirement dispensés, en tout cas dans nos pays, de subir les « vertiges de l’imaginaire » (1). Notre grande chance est de ne pas nous trouver dans l’ambiance lugubre qui a précédé la Deuxième Guerre mondiale, L’époque actuelle ne lit ni Spengler, ni Toynbee, elle est confiante, curieuse, optimiste. Mais, déjà, des forces nouvelles, illégitimes et dangereuses surgissent, et nous risquons de repartir un jour dans un de ces cycles dramatiques que nous avons connus dans le passé. Il y a nécessité et urgence à retrouver la capacité d’anticipation.

Des peuples, des époques se sont perdus pour n’avoir pas su résoudre, ou parfois même percevoir, les énigmes auxquelles ils étaient confrontés. Notre chance à nous ? Etre prévenus. Mais cette chance est éphémère. Elle nous incite à interroger le passé. Exercice propre aux époques de transition ! Exercice périlleux mais intéressant, puisque l’Histoire est aussi un miroir.

Deux profils issus du passé peuvent nous éclairer. Comme il s’agit d’un homme du XIIIe siècle, l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen, et d’un homme du XXe siècle, Jean Monnet, leur ressemblance ne saute pas aux yeux. Qu’y a-t-il de commun entre le monarque qui a combattu toute sa vie pour imposer et faire reconnaître la légitimité de son pouvoir et le commerçant en cognac, amateur mais militant ? Et, pourtant, les similitudes de leurs aspirations et de leur action sont éclairantes. L’Histoire de l’Europe ne manque pas de profils singuliers ou héroïques. Nous avons choisi ceux-là pour leur actualité. On trouve chez l’un et l’autre :

• la compréhension en profondeur d’une époque de ruptures, à partir du contact avec les gens, de l’expérience personnelle du monde, des situations, des épreuves.

• Une pensée personnelle capable de motiver et de rassurer les contemporains, tout à la fois en leur proposant une vision renouvelée, convaincante, enthousiasmante et du monde et du rôle que chaque personne était susceptible de jouer dans ce monde.

Nous évoquons ici, bien entendu, la concrétisation, à l’initiative de Jean Monnet, du rêve européen. Nous évoquons aussi – et cela est moins connu de nos jours – ce que Frédéric II a réalisé en son temps pour suggérer à ses contemporains l’image d’une Europe qui tirerait sa force de sa diversité, qui accueillerait la variété des cultures judéo-chrétienne et islamique et qui réussirait ainsi à établir des liens d’amitié et de confiance avec des partenaires extérieurs, jusque-là adversaires (2).

On le voit, il n’est pas paradoxal de se pencher ainsi sur le passé : les uns, en face du vide qu’ils redoutent, y percevront le réconfort de précédents ; d’autres, et notamment nos amis de l’Est, y trouveront les racines communes sur la base desquelles nous pouvons désormais espérer construire l’Europe ensemble ; les Européens y verront la manière d’associer l’impératif d’anticipation et le pragmatisme sans lequel rien de bon ne peut s’accomplir.

Les événements dès derniers mois, qui dépassent nos espérances à tous, rendent aussi plus urgente l’instauration de comportements nouveaux. C’est parce qu’ils ont proposé de tels comportements que nous évoquons les figures inhabituelles – pour l’une d’entre elles au moins – de Frédéric II et de Jean Monnet : ils ont proposé l’anticipation du sens. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus compter sur des hommes providentiels et nous souhaitons tous, forts de bien des expériences, ne plus avoir à compter sur eux. C’est donc tous ensemble que nous avons à inventer cette anticipation du sens : valoriser la sagesse instinctive des hommes et des femmes ainsi que leur expérience de la vie et des situations ; nous réunir autour des valeurs de civilisation et des valeurs de la personne ; et non seulement nous préoccuper tous ensemble de rendre la planète habitable, mais encore oser proposer à tous l’effort de devenir heureux.

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(1) Evoqués par Raoul Girardet dans « Mythes et Mythologie » – Editions du Seuil.
(2) Pour connaître la vie de Frédéric II et de Jean Monnet, on lira avec intérêt :
• sur Frédéric II :
« Frédéric II de Hohenstaufen ou le rêve excommunié » de BENOIST-MECHIN – Librairie Académique – Editions Perrin.
« L’Empereur Frédéric II » de Ernst KANTOROWICZ – Bibliothèque des Histoires – Editions Gallimard.
• sur Jean Monnet :
« Jean Monnet, l’inspirateur » de Pascal FONTAINE – Editions Grancher.
« Mémoires de Jean Monnet » – Editions Fayard.

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