EDITORIAUX 2005
Novembre 2005
Prospective : pour que l’avenir devienne un projet

Notre pensée restait bloquée au XXe siècle. Les conflits passés avaient figé les perceptions et les jugements des Européens. Après le grand réveil qu’a été la chute du Mur de Berlin, il leur aura bien fallu une quinzaine d’années pour retrouver la capacité d’aborder et de traiter des réalités qui n’ont plus rien à voir avec celles de l’époque antérieure.

Enfin, il devient possible de se mettre au travail ! Enfin, la démarche prospective, consistant à identifier les attentes souhaitables pour demain et à entreprendre dès aujourd’hui les initiatives nécessaires, s’impose !

Parce que nous avons tant tardé, le désarroi plane et l’avenir a cessé d’être un projet. Ce qui nous impose de tout faire à la fois.

Changer de lunettes : renouveler nos approches, nous familiariser avec des paysages devenus si différents, nous entraîner à comprendre, voire à accompagner, les situations d’aujourd’hui, nous adapter à la vitesse et à la complexité qui sont partout.

Changer de démarche : quand rien n’est négligeable, quand tout interagit, quand l’incertitude va de pair avec l’initiative, il n’y a plus de sens à raisonner en termes de priorités ; on peut, par contre, essayer de le faire en termes de recherche d’un chemin critique.

Le point de départ est important : autrefois, nous aurions désigné ici le politique. Aujourd’hui, c’est la société qu’il faut observer d’abord : là se situe le cœur de la plupart des problématiques prospectives.

C’est en l’abordant comme si elle était un objet non identifié que nous avons le plus de chances de commencer à comprendre notre société. Nous percevons une grande variété de données, parmi lesquelles la différenciation culturelle entre générations, l’appropriation des nouvelles technologies de l’information par les jeunes, les manières actuelles d’aborder le travail et le loisir, le renforcement de tous les communautarismes… La télévision – plus particulièrement – façonne l’évolution des comportements (que devient la distinction entre la société et l’opinion publique ? entre la foule et le peuple ?…). Les liens sociaux revêtent des formes nouvelles…

Le regard sur la société conduit vers l’entreprise. La création de richesses est sa raison d’être. Elle a bien négocié les tournants du management, des technologies, de la mondialisation. Elle affirme promouvoir le progrès, l’universalisation de la connaissance, la conjugaison de l’efficacité économique avec l’autonomie et la liberté des personnes. Cependant, l’environnement social, d’autant plus désorienté qu’on a cru bien faire en le préservant du mouvement du monde, l’interpelle avec une autorité croissante à propos, entre autres, de ses responsabilités sociales et environnementales…

La problématique n’est pas différente dans le domaine des sciences et des techniques. Biologie, génétique, conquête de l’espace, nanotechnologies… : on observe le surgissement d’un formidable corpus intégré de toutes les disciplines. Et là aussi, plus impétueux le mouvement en avant, plus évidente l’incompréhension de ceux qui n’y participent pas…

C’est en fin de parcours qu’interviennent le politique et les valeurs.

Les valeurs font l’objet d’invocations d’autant plus insistantes qu’elles sont, d’un milieu à l’autre, plus différenciées. L’effacement d’un substrat éthique partagé représente peut être la plus grande des menaces.

Le politique ne revivra que lorsqu’il aura intégré toutes ces problématiques. C’est urgent et il n’en est pas encore là. Or, sans lui, peu d’espoir d’une rénovation du regard sur notre époque, peu d’espoir pour la réinvention du lien social et de la cohésion éthique de la société, peu d’espoir pour l’avenir de la démocratie. Elle est donc primordiale, cette mission du politique : guider l’entrée réussie dans le XXIe siècle.

Les quinze années évoquées tout à l’heure semblent valoir pour les autres pays d’Europe, pas pour la France. Nous n’avons pas encore réussi à remettre en route les processus qui permettront de créer de nouvelles richesses et de nouveaux emplois. Nous n’avons pas encore réussi le passage de l’économie industrielle à l’économie de la connaissance et des services. Nous n’avons pas encore réussi à faire régresser l’étatisme et la bureaucratie. Une conception réductrice et perverse de la prudence façonne un temps perdu qui se mesure sur l’échelle économique en termes de perte de compétitivité, sur l’échelle sociale en termes de montée des tensions et des conservatismes, sur l’échelle culturelle en termes de stagnation de la créativité. Si nous refusons que la France perde la face, il faudra bien un jour nous réveiller…

Pour le programme de notre changement d’époque, voilà une table des matières ! Et si rien ne devait se passer, nous nous exposerions à vérifier la formule de Walter Benjamin : « La force des choses conduit à la catastrophe ».

Armand Braun

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