EDITORIAUX 2009

Novembre 2009
Prospective des talents

La détection et l’encouragement des potentialités des jeunes font partie des questions que l’on peut qualifier de « vieilles comme le monde ». Comment identifier et révéler les talents ? De tout temps, dans tous les pays, les parents se demandent comment aider leurs enfants à réussir, des responsables comment repérer ceux qui pourront les aider puis leur succéder, des mécènes qui seront les artistes qui marqueront leur époque…

Les plus pauvres, pris dans la lutte quotidienne pour la survie, étaient peu concernés. C’est seulement depuis deux siècles – les Lumières, la Révolution…-qu’on a pris conscience du lien entre pauvreté et promotion des défavorisés méritants. Sont intervenus alors le sentiment d’équité, l’esprit d’humanité, le souci du peuple, qu’exprimait par exemple le rapport Villermé décrivant la situation des ouvriers dans les manufactures. Tout au long du XIXe siècle, les romans de Dickens, Hector Malot, Victor Hugo ou Zola étaient autant de tableaux de la misère et de plaidoyers pour la promotion sociale. La IIIe République a fait de la politique sociale et éducative une priorité à travers l’instruction publique. C’était l’une des missions des instituteurs que d’identifier les enfants doués et travailleurs qui, notamment grâce aux bourses, pourraient accéder à l’enseignement secondaire et supérieur. C’était le temps du culte civil de la méritocratie.

La société civile s’est elle aussi, spontanément, de manière informelle, toujours intéressée à la question. Il en allait de même dans toutes les régions développées du monde, dans les milieux les plus divers, avec des démarches comparables : mise à l’épreuve, apprentissage… On peut citer à ce propos cette anecdote (dont on ne sait si elle est vraie ou bien trouvée) : un paysan avait sauvé le fils du châtelain de la noyade ; pour le remercier, le châtelain offrit au fils du paysan la même éducation qu’à son propre fils ; le fils du paysan devint le découvreur de la pénicilline, Alexander Fleming ; le fils du châtelain s’appelait Winston Churchill.

Le XXe siècle a parié sur la formation, et c’était un bon pari. La formation est devenue un axe stratégique pour l’Etat, avec des budgets considérables, pour les entreprises et leurs professions ; le développement économique et social a formidablement élargi le champ des possibles ; toutes sortes de méthodes pour détecter les talents en devenir ont été essayées : caractérologie, graphologie, tests psychotechniques… La détection des talents, longtemps empirique, est devenue au XXe siècle un souci répandu, associé à d’autres préoccupations vertueuses telles que l’élévation générale des niveaux de formation, la progression éducative des femmes, la promotion sociale individuelle et collective, la lutte contre les inégalités.

De nouveau, nous ne sommes plus dans le même univers. Avec des enjeux différents : mondialisation, changement de nature du travail et des métiers, immigration, démographies de plus en plus contrastées au Nord et au Sud. Hier la question pouvait être envisagée à l’intérieur des cadres nationaux, pour des populations relativement peu nombreuses. Nous entrons dans un temps de rareté démographique. C’est au niveau mondial et pour la longue durée qu’il devient indispensable de valoriser la ressource humaine que nous constituons chacun et tous ensemble.

Il ne suffit plus de se référer à l’expertise des sachants. Il est dépassé le temps où l’on opposait le bien commun à la singularité de chaque personne. Il faut admettre que les concepts d’aujourd’hui ne sont plus à la dimension du grand nombre des humains, de la complexité du monde, de la variété infinie des besoins de compétences. Le potentiel d’une personne n’est rien sans le terreau social et éducatif au sein duquel il peut s’épanouir et devenir un talent. Et, même doué et instruit, il faut aussi avoir de la chance, l’intuition de s’en saisir, la force intérieure pour s’obstiner.

La lucidité à propos de ce qui devrait être fait et l’ignorance à propos de la manière de le faire autorisent à aborder la question en termes différents. C’est à ce titre que j’esquisse une hypothèse. Il faut souhaiter que d’autres, peut-être plus pertinentes, émergent rapidement.

L’accès des jeunes à l’environnement économique et social est un labyrinthe. J’évoque pêle-mêle les circuits éducatifs, les conditions d’accession aux métiers (et pas seulement aux métiers artisanaux), les idées toutes faites qui prétendent différencier le bien du mal dans ce domaine.

J’évoque aussi le présent, qui condamne tant de gens à une vie sans perspectives car formatée par la monotonie de tâches répétitives, la modestie des salaires, le sentiment de n’être par reconnu et, pire que tout, l’enfermement à double tour par la sous-qualification et la crainte de perdre son emploi.

Et s’il s’agissait maintenant de concevoir l’indispensable nettoyage par le vide des mille et un pièges tendus devant les jeunes ? Et si encourager les potentialités était effectivement la meilleure manière d’aider les défavorisés et les exclus ?

Oserions-nous soumettre à ce nettoyage l’usine à gaz des textes qui régissent la formation ? Oserions-nous démonter les barricades destinées à « protéger » d’innombrables secteurs d’activité ? Oserions-nous écarter la différenciation entre non-qualifiés et qualifiés, entre manuels et intellectuels, et instaurer un tronc commun professionnel initial, seul gage de la possibilité donnée à chacun d’avoir la maîtrise de sa vie ?

Mais il y a de vraies raisons d’espérer car, contournant les marécages bureaucratiques, la société s’adapte. Il y a bien longtemps que je juge prophétique la hiérarchie des métiers dans l’Ecume des jours de Boris Vian : le raté de la famille, c’était l’académicien ; celui qui connaissait une réussite éclatante, c’était le cuisinier. Le respect que nous portons aux académiciens demeure immuable. Mais il est vrai que les grands cuisiniers sont désormais un modèle de réussite !

Armand Braun

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