EDITORIAUX 2013
 

Décembre 2013

Prospective : la démocratie au péril des Etats

La situation qu’il est convenu d’appeler « la crise » pourrait-elle être ramenée à une affaire de fixe et de mouvant ? Les humains ont besoin de fixe, de stabilité, de prévisibilité ; ils ont aussi besoin de bouger, de sortir, de découvrir le monde. Pendant des millénaires, ils ont été confrontés à cette alternative. De nos jours, c’est la population de la planète tout entière qui est saisie par le mouvement (l’aviation, le numérique, la mondialisation …). Et cela lui réussit, si on en juge par le rapide recul de la pauvreté dans le monde et la progression de la création de richesses dans des régions où nul ne l’espérait.

Etrangement, tout en participant de cette avancée, nous nous handicapons nous-mêmes en entretenant une double réalité : la société civile participe au mouvement du monde, la sphère publique non. D’un côté, des élus légifèrent, des administrations règlementent et taxent avec ardeur, consommant pour ce faire plus que la moitié de la richesse produite par la société civile ; ils expliquent que leur combat est celui de l’égalité et de la solidarité. De l’autre, la société civile – personnes et organisations – travaille et paye et vit sa vie de plus en plus loin de la sphère publique, dont elle cherche à se protéger par la rétention fiscale et le travail au noir.

Ce découplage nous porte préjudice à tous : une nation ne peut croire en son avenir lorsqu’elle est en conflit avec elle-même ; en effet, le PNB par habitant de la France est déjà inférieur d’un quart à celui des Etats-Unis et tout annonce que la glissade se poursuivra. Le phénomène n’est pas propre à notre pays : témoin les inquiétudes de l’Italie ou les épreuves que valent aux Etats Unis l’affaire de l’Obamacare et les menaces de blocage temporaire de l’Etat. Les nations démocratiques qui ont laissé se creuser l’écart entre gouvernants et gouvernés sont toutes confrontées à ce péril, étranger à tous les scénarios politiques.

On peut aligner les explications : la défiance vis-à-vis des responsables, quels qu’ils soient, dont témoignent l’abstention électorale et l’instabilité politique ; la crainte du pouvoir à l’idée que la colère sociale qui accompagne l’appauvrissement ne conduise à une explosion. Le présent débat politique était déjà dans Platon, lorsque Socrate discutait avec Thrasymaque : qu’est ce qui fait un peuple libre ? Est-ce l’interprétation que les gouvernants font de la volonté populaire ou la loi morale portée par la société civile ?

S’il est encore temps d’échapper au chaos qu’annonce ce découplage, il faut inventer le moyen de réconcilier la société civile avec la sphère publique, trouver une approche aussi étrangère à l’une qu’à l’autre, car aucune ne voudra se rendre aux arguments de l’autre. La culture profonde de la sphère publique est ancrée dans son passé, qui avant d’être républicain était monarchique et impérial et continue de la placer en surplomb des citoyens. La société civile en revanche est largement acquise à cette « référence de l’avenir » qu’évoquait Gaston Berger. Accompagner la sphère publique vers la civilité de la société est peut-être une tâche à laquelle tous les Français devraient participer. En somme, il s’agit de sauver la sphère publique en l’amenant à se métamorphoser et, ce faisant, de nous éviter à tous la fatale force des choses qui, à partir du dépérissement de la chose publique, ne peut manquer de détruire la démocratie. Le mouvement du monde et le talent des sociétés européennes pourraient renverser la situation. Il est de l’ordre du devoir de faire preuve ici de l’intelligence politique et du courage qui doivent fonder l’attitude prospective.

Armand Braun

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