Prospective.fr – Mai 2014 – Edito

Prospective: des capitaines de quinze ans

Choses entendues, lues et vues, en France et ailleurs.

« J’ai fondé ma première entreprise quand j’avais 12 ans en tournant des vidéos de famille. L’année du bac, j’enregistrais des mariages en totalité et je me faisais plusieurs milliers d’euros par week-end. »

« Après avoir vu à la télévision un personnage de dessin animé qui vendait de la limonade, ma fille de 7 ans a décidé de faire la même chose pour une fête de quartier. Nous l’avons aidée à poser les tréteaux mais c’est elle qui a fabriqué la boisson ; à raison de 50 centimes le gobelet, elle a gagné de quoi s’offrir quelques DVD mais surtout elle est très fière d’avoir joué à la marchande en vrai. »

« J’ai appris à faire des cupcakes à 9 ans et ça m’a tellement plu que je me suis mise à en faire plein. Ils étaient beaux et bons. La famille, puis les amis, puis des gens que je ne connaissais pas m’ont passé des commandes. C’est devenu une véritable affaire ! Mes grands-parents m’ont offert un batteur de chef. Ma plus grosse livraison : 200 cupcakes en un dimanche. C’est 10 $ la douzaine et 2 $ le cupcake stylé (en forme de ballon de foot, d’escarpin à talon, de nounours…). Aujourd’hui,  j’ai 11 ans et je suis très contente car j’ai pu me payer une tablette, un ordinateur et une imprimante. Je ne sais pas encore si je veux devenir pâtissière plus tard. J’ai le temps d’y penser ! »

« A 10 ans, je m’amusais avec Photoshop et je me suis fait un catalogue de nouvelles icônes pour remplacer celles qui s’affichent automatiquement sur les programmes. Je les ai partagées sur mon site web et sur Twitter et des développeurs s’y sont intéressés. L’année suivante, j’ai conçu et dessiné un jeu pour smartphone. Ça a été mon premier contrat. Mais je n’ai pas dit mon âge de peur que les clients se moquent de moi et, sur mon profil, on ne pouvait voir qu’un smiley. »

Un Capitaine de quinze ans est un roman de Jules Verne. On aurait pu croire qu’avec l’allongement de la scolarité et de l’adolescence, cette expression du XIXe siècle ne vaudrait plus. C’est tout le contraire. Il y a de nouveau pour les enfants et les adolescents des aventures qu’on aurait pu croire réservées aux plus de quinze ans.

L’initiation aux techniques qui commençait jadis au moment de l’apprentissage ou de l’entrée à l’université, débute aujourd’hui à l’école maternelle. Quel sera l’impact demain du fait que, pour la plupart, l’âge de la puberté sera aussi celui de la maîtrise de compétences que bien des adultes cherchent à acquérir ?

L’esprit du temps et les moyens dont nous disposons sont favorables à l’initiative, pour autant, bien sûr, qu’ils correspondent aux dispositions de chacun.

La prédiction de Boris Vian dans L’Ecume des jours s’est avérée : les cuisiniers sont désormais plus célèbres que les académiciens ; s’ils ne livrent pas tous leurs secrets, ils montrent volontiers leurs gestes et partagent certaines recettes à la télévision, un encouragement pour les amateurs de fourneaux en herbe.

L’image numérique est aussi facile à utiliser qu’un crayon de couleur. Les outils pour créer des applications sont  bon marché, voire gratuits. D’où de nombreuses innovations de jeunes dans ces domaines.  Certains les tiennent pour secondaires car elles concernent surtout les services suscités par les nouvelles technologies. Mais rappelons qu’elles se situent au cœur de la civilisation de l’immatériel qui est devenue la nôtre et qu’elles sont souvent rachetées très cher.

Parmi les très jeunes qui ont ainsi gagné beaucoup d’argent, il en est à qui cela fait perdre le sens de la perspective ; qui pensent qu’ils n’ont plus rien à apprendre ; qu’un voyage d’affaires ou la participation à une convention de jeunes développeurs justifie qu’on sèche l’école. Mais il y a aussi ceux qui se disent que la vie n’est pas faite que de travail, qu’il faut vivre sa jeunesse et qu’un cursus universitaire les aidera.

Ces adolescents-là ont le choix. En ce même XIXe siècle où Jules Verne décrivait des adolescents lancés dans le monde, Dickens racontait la vie épouvantable des gamins miséreux, exploités par les esclavagistes des bas-quartiers de Londres. C’est grâce à l’enquête menée par Louis-René Villermé dans les manufactures à travers la France et décrivant notamment le sort misérable des enfants-ouvriers que fut, en 1841, promulguée la première grande loi sociale protégeant le travail des enfants. De nos jours, ailleurs, aucune convention internationale, aucune déclaration universelle du droit des enfants ne parvient à mettre fin à l’indigne condition de ces millions d’enfants privés de jeu et d’école, astreints à un labeur que ne devrait même pas supporter un adulte.

Si la créativité n’a pas d’âge, il faut bien admettre que plus on est jeune plus on a l’énergie et le goût du risque. Pour beaucoup, la mise en œuvre et l’enrichissement des compétences va commencer très tôt et se prolonger jusque dans le grand âge. Ceux qui cultiveront longtemps l’imagination et la passion de la jeunesse, réussiront à vivre leur vie durant avec l’âme d’un capitaine de quinze ans.

Hélène Braun

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