Prospective.fr – Novembre 2014 – Edito

Péril sur la société civile ?

La société de l’information et de la communication est, dit-on, caractérisée par l’interactivité généralisée et en temps réel. Mais elle pourrait aussi au contraire favorise le repli sur soi. Les signes en sont partout : dans la volonté de régions européennes de se séparer des nations dont elles font partie ; dans la faveur, illustrée par la crise de l’Organisation mondiale du Commerce, que retrouvent les idées protectionnistes ; voire dans des phénomènes apparemment véniels comme la multiplication des gated communities où des personnes âgées vivent entre elles et se protègent des autres. Ces replis peuvent induire la fragmentation des sociétés en groupes plus désireux de marquer leur différence que de mettre en valeur leur appartenance au monde.

On observe ainsi la réapparition de communautés fermées. Il en a déjà existé dans le passé, dans un contexte d’isolement géographique (le Bouthan ou le Ladakh), de protection contre l’intolérance (les Chrétiens maronites réfugiés pendant des siècles dans les montagnes du Liban) ou d’engagement spirituel (à certaines époques, en Europe et en Asie, des centaines de milliers de personnes s’enfermaient leur vie durant dans la vie monastique).

Les communautés qui surgissent de nos jours sont différentes. Elles rejettent la société moderne, affichent ce qu’elles prétendent être leur supériorité et développent des projets auxquels elles sont prêtes à asservir ou sacrifier le reste de l’humanité. A leurs membres, elles proposent pour projet de vie une servitude volontaire qui, les faits le montrent, répond à leurs attentes. Les finalités de ces communautés sont variées (politiques, religieuses, écologiques…), leurs formes et leur potentiel aussi. Elles sont souvent expertes dans l’usage des technologies de l’information et dans l’art de la communication.

Ces groupes restent minoritaires, mais leur renforcement constant constitue un éclairage – parmi d’autres, déjà identifiés ou non – sur la réalité des influences réciproques, aujourd’hui et demain, entre les projets d’acteurs présents et à venir, les nouvelles technologies et les sociétés modernes. Il est bon que nous en ayons conscience : quels que soient les discours, nous ne savons pas grand chose. Il est toutefois une donnée que l’actualité illustre de plus en plus souvent : ces groupes ont volontiers recours à la violence, qu’ils savent excellemment présenter en termes de défense de l’intérêt général.

Si la perplexité et l’inquiétude que provoque ce phénomène sont bien compréhensibles, celui-ci n’est pas que négatif. Il nous rappelle que la société civile n’est jamais un acquis ; que sa préservation est un combat ; qu’au pessimisme des nouveaux conquérants (par exemple l’attente de la panne écologique), à leur rêve totalitaire, il nous faut opposer nos valeurs. Ce n’est pas par hasard que les meilleurs esprits s’écartent d’instinct des lieux clos et cherchent au contraire à respirer l’oxygène de l’intelligence humaine. Ce n’est pas par hasard que quelques grandes villes, notamment, exercent un rayonnement mondial parce qu’elles sont des lieux de culture et de liberté dédiés au bien commun. Encore faut-il que la société civile et ses représentants élus fassent preuve d’autant d’intelligence que leurs adversaires : la surveillance est indispensable, mais doit préserver la société civile, faute de quoi une dérive « orwellienne » n’est pas inconcevable. Comment être vigilants tout en devenant plus encore ce que nous voulons être : des sociétés du « vivre ensemble », reconnaissant l’autonomie et la liberté de chacun, organisant la vie en commun sous le signe du respect réciproque ? C’est le cœur du sujet.

Peut-être, dans la difficulté et les inquiétudes qui marquent les temps actuels, devons nous compter sur nos adversaires pour nous rappeler le sens de ce que nous avons à faire.

Armand Braun

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