Prospective.fr – Août 2017 – Edito
Où se situe l’humain dans l’homme ?

Le corps humain est un ensemble dont les parties deviennent toutes remplaçables par des dispositifs artificiels. De la machine de Vaucanson à la mémoire externe, le travail humain est largement automatisable. Nous n’avons pas encore pris l’entière mesure des transformations qu’induisent partout la robotique et le numérique… Et tout le monde de se demander : l’intelligence artificielle va-t-elle transformer la nature humaine ? Il y a plus de cinquante ans, Aurel David se posait la question : qu’est-ce qui fait alors l’homme ?

Rares sont ceux qui savent encore qui était Aurel David. Il avait, après bien des efforts, réussi à s’échapper de sa Roumanie natale, captive de l’épouvantable régime de Ceausescu. Il s’est installé à Aix-les-Bains où, avec son épouse, il a géré un magasin d’articles ménagers. En même temps, il s’est inscrit à la Sorbonne pour y préparer une thèse consacrée aux relations entre l’humain et ce qu’on appelait alors la cybernétique. Ce mot avait été adopté en 1947 par Norbert Wiener, à partir du mot grec désignant l’art de piloter, pour fonder une science des mécanismes autogouvernés. Georges Guéron, alors vice-président de la Société internationale des Conseillers de synthèse, a fait sa connaissance à l’Association internationale de cybernétique, qui rassemblait chaque année à Namur tous les personnages à l’origine des sciences de l’information.

« Comme Diogène cherchait un homme, comme Don Juan cherchait une femme, Aurel David cherche l’essence de l’être humain : il doit aller jusqu’à la métaphysique », écrivait le Pr. Louis Couffignal , grand luminaire de la pensée scientifique du temps, dans la préface à son ouvrage La cybernétique et l’humain (Gallimard, Collection Idées, 1965). Et Aurel David plaidait : nous commencerons à connaître l’homme quand nous aurons compris que « tout ce qui est mécanisable sera mécanisé ».

Aujourd’hui, la connaissance dans ces domaines a progressé et continue de le faire, exponentiellement, avec un double mouvement d’intégration et de diversification. Avec le souci de ne pas porter de jugement de valeur sur des données et leurs effets que nul ne peut encore pleinement évaluer, nous ne pouvons que faire quelques constations.

Parmi les immenses contributions dont nous leur sommes redevables, retenons celle-ci : « Il ne faut jamais dire il n’y aura jamais de machine à faire ceci ou cela. Il suffit de l’avoir dit pour que six mois plus tard la machine soit inventée. Norbert Wiener lui-même avait affirmé : il n’y aura jamais de machine à traduire. »

Et celle-là : un travail asservi à un but donné du dehors n’est pas spécifiquement humain ; il pourra, tôt ou tard, être confié à une machine. Ni le pilote, ni le timonier, ni le capitaine n’effectuent autre chose qu’un travail asservi. L’armateur seul – qui fixe le but – est libre.

Parmi les immenses incertitudes, nous évoquerons le roman Auprès de moi toujours (2005) de Kazuo Ishiguro. Il raconte la vie d’enfants et d’adolescents élevés dans un orphelinat où une enseignante les encourage à créer des œuvres originales nées de leur imagination. Peu à peu, on découvre que ces enfants ont été « fabriqués » uniquement pour servir de réservoirs de pièces détachées pour des personnes dont ils sont le double. L’enseignante voulait prouver par leurs œuvres qu’ils avaient une âme. Aurel David évoque une problématique semblable : qu’est-ce que vraiment la personne humaine quand elle n’a plus son corps d’origine ? On pourrait dire qu’il en est des hommes comme des navires, qui gardent leur nom même lorsqu’on en a remplacé tous les éléments. La personnalité, c’est ce qui reste quand on a tout enlevé. En fait, « la cybernétique dégage et isole la zone où l’homme pourrait être cherché ».

Aurel David écrivait bien avant Internet. Les questions qu’il a soulevées, les réalisations qu’il a annoncées sont aujourd’hui au cœur de l’actualité. Ce n’est pas parce qu’il a été, avec d’autres, un homme des débuts, qu’il faut voir en lui seulement un précurseur, qui annonce ce que d’autres feront mieux que lui après lui. C’est – parmi d’autres dont l’Histoire a retenu les noms – un fondateur.

Hélène et Armand Braun

Autres ouvrages d’Aurel David :
Structure de la personne humaine (PUF – 1955)
Vie et mort de Jean Giraudoux (Flammarion – 1967)
Matière, machines, personnes (Bordas – 1973)

Les brèves de la rubrique « Actualité prospective » gravitent autour du thème de cet éditorial.

 

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