Prospective.fr – décembre 2018 – Edito
A la sortie du port

Notre fière caravelle a levé l’ancre et largué les amarres, les marins échangent des gestes d’adieu avec les familles et les amis restés sur le quai, on va cingler vers l’océan. Mais prudemment car le chenal est parsemé d’écueils. Des écueils réels et virtuels, visibles et invisibles. Des écueils ambigus : si le bateau devait, dès le départ, s’échouer sur l’un d’eux, les marins auraient encore une chance de rejoindre la terre à la nage. Si le cas se présentait plus tard, à l’autre bout du monde, et que des cannibales affamés s’intéresseraient à leur personne, ils regretteraient peut-être de n’avoir pas quitté le bord alors qu’il en était encore temps.

Le réchauffement climatique, la légitimité politique, le politiquement correct, l’immédiateté sont quelques-uns de ces écueils.

Le réchauffement climatique : comme un courant puissant qui entraînerait tout, la perspective du réchauffement domine toutes les pensées, peut transformer la condition humaine.

La légitimité politique issue de l’élection est déstabilisée. D’un côté, le pouvoir met en œuvre l’arbitraire des choix des citadins contre les ruraux (cf. notre éditorial d’octobre Les ours et la démocratie). De l’autre, il plie devant un autre pouvoir qui a surgi brusquement sans que nul ne s’y attende (les gilets jaunes).

Le politiquement correct, visage nouveau de l’intolérance dont nous pensions que la démocratie nous libérerait, célèbre des « bons » de circonstance et promet le pire à ceux qu’il désigne comme des « méchants ».

L’immédiateté moderne, dans laquelle nous vivons et dont en son temps l’équipage de la caravelle ne pouvait avoir idée, annonce des drames possibles : les cartes marines ne prévoient ni les images médiatiques, ni les ravageuses passions collectives, ni le zapping… ; il n’est plus possible de manœuvrer.

Les thèmes du voyage lointain, la fragilité de la caravelle, l’esprit d’aventure de ceux qui sont à son bord suscitent une réserve vis-à-vis du célèbre roman 1984, de George Orwell : pour mettre en valeur l’exigence de liberté individuelle, il décrivait un pouvoir totalitaire qui surveillait chaque personne ; y aurait-il de nos jours une attente sociale de totalitarisme ? Un désarroi face à l’installation d’un contexte dont personne ne maîtrise les codes ? Ces thèmes illustrent aussi la pertinence de la manière dont Kurt Gödel, ce grand physicien ami d’Einstein décrivait ce qu’est désormais notre relation à l’avenir : « inconsistance, incomplétude, indécidabilité ».

L’histoire a été, dans l’esprit des hommes, un combat jamais interrompu entre les obstacles qui obstruent le port et l’irrésistible volonté de liberté de chaque personne. Nous espérions être libérés des épreuves d’hier et voici que s’annoncent les épreuves de demain. Mais le génie humain a toujours fini par l’emporter. Enfin la haute mer. Partageons l’optimisme et la résolution du capitaine et de son équipage. Hissons haut la grand-voile !

Armand Braun

Print Friendly, PDF & Email