Prospective.fr – Juin 2019 – Edito

Prospective : le triangle des Bermudes du travail

La réalité a bien des visages, revêt bien des formes ! Les associations d’idées les plus spontanées ont trait au chômage, à la fracture territoriale, à l’immigration clandestine… Elles sont évidemment exactes, mais il y a aussi autre chose.

Autre chose, c’est notamment la rapide transformation de la nature du travail. La digitalisation amène les entreprises à n’engager que des jeunes diplômés, de préférence issus des filières spécialisées. Au-delà de 45 ans, les salariés en poste et les chômeurs se heurtent au même mur de verre.

Autre chose, allant de pair avec le chômage, c’est la montée de la pénurie de qualifiés, aussi de non qualifiés. L’Europe a besoin de personnel et ne sait plus comment faire pour en trouver. Partout, entre autres en Allemagne, les entreprises rappellent leurs retraités, dont beaucoup reviennent volontiers. Certains pays, ne sachant plus comment faire, adoptent des lois d’exception. Ainsi, la Hongrie, aux avant-postes de la lutte contre l’immigration, impose-t-elle aux salariés hongrois des heures supplémentaires non rémunérées dans le cadre de « la loi des esclaves ». En Chine, des dirigeants d’entreprise connus font campagne sur le thème : « travailler 12 heures par jour, c’est bien ». Les Etats-Unis, soumis sur leur frontière Sud à une terrible pression, conjuguent mesures répressives et ouverture aux compétences. En France la pression ne cesse de monter dans les zones frontalières.

Nécessité faisant loi, le discours officiel dissuasif donne lieu partout à des arrangements. Ainsi, un article du Monde daté du 10 mai présentait la Bavière comme un modèle : malgré la ligne dure défendue par les politiques, les 60 000 migrants arrivés en 2015 ont intégré le monde rural à la demande de chefs d’entreprise à la tête de PME qui se désespéraient parce qu’ils ne trouvaient plus de personnel : il arrive, mais c’est rare, que la réalité l’emporte sur les croyances.

L’exode des jeunes professionnels est un autre aspect du même sujet. Il est déjà massif en Europe centrale. Grâce à notre dynamisme dans le domaine des nouvelles technologies, nous ne le subissons pas en France. Il pourrait exploser bientôt en Grande Bretagne, où l’on peut interpréter le Brexit comme un pathétique refus par le monde d’hier du monde qui vient.

Cette réversion de l’emploi fait surgir un paysage différent dont nous ne pouvons encore percevoir ni la signification ni l’ampleur. Dans l’état présent des choses, la prévision illustre, une fois de plus, son caractère de politique du doigt mouillé : entre les besoins et les idéologies, les passions et la raison, on ne peut savoir à l’avance qui gagnera. La prospective tâtonne mais peut proposer, aux fins de discussion, quelques lignes de force : subordonné aux accords contractuels entre employeurs et salariés, l’appareil législatif et réglementaire encadrant le travail s’affaiblit ; les statuts salariaux ne représentent plus la condition sociale de ceux auxquels ils s’appliquent mais sont dégradés en simples formes administratives ; en rupture avec les pratiques du XXe siècle, ce sont les personnes qui choisissent désormais leur employeur, dans la perspective de la conduite de leur propre vie.

Entre les peurs identitaires d’une population vieillissante, l’inextinguible soif fiscale de l’État et le changement du monde qui requiert de nouvelles compétences, de nouveaux emplois, de nouveaux entrepreneurs, nous sommes au cœur d’un triangle fatal.

Armand Braun
Lire sur ce sujet: le bal des chômeurs

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