Prospective.fr – juin 2016 – Edito
La liberté d’expression

Voici un triple éditorial ! Celui d’Armand Braun ; le commentaire qu’il a inspiré à notre correspondant aux Etats-Unis, Charles Stewart ; les dix principes de la libre expression tels qu’ils ont été proposés par Timothy Garton Ash, professeur à l’Université d’Oxford, dans son ouvrage à paraître : Free Speech : Ten Principles for a Connected World.

 

Armand Braun

Conquête de ceux qui nous ont précédés, la liberté d’expression est inscrite dans la Constitution et fait partie de notre culture.

Mais voilà que des éléments nouveaux tendent à la contraindre. D’abord, les considérations de sécurité, qui conduisent les Pouvoirs publics à encadrer la liberté d’expression, sans pour autant la mettre en cause. Aussi des données d’époque que nous ne connaissions pas jusque-là : le politiquement correct, déjà évoqué dans l’éditorial du mois dernier à propos de sa vogue dans le monde universitaire ; le changement dans l’esprit du temps, encore plus évident dans les pays anglo-saxons que chez nous.

Aux Etats-Unis, certains Etats imposent d’enseigner le créationnisme au même titre que les lois de l’évolution ; la figure des Pères Fondateurs est mise en cause en relation avec ce que l’on croit savoir de leurs comportements privés ; les ouvrages de Mark Twain ou de Truman Capote sont localement interdits sur la base de griefs divers, dont le manque de respect pour l’autorité. A Washington, des activistes ont exigé que l’équipe locale de football américain, les Redskins (Peaux Rouges) renonce à cette dénomination « raciste » ; les Indiens ont fait remarquer que ce nom ne les gênait pas et que les activistes en question étaient tous blancs.

Il y a par ailleurs la multiplication des phénomènes d’enclavement, territoriaux (religieux…) ou autres (sectes, groupuscules…) qui édictent leurs propres règles, imposent leurs propres valeurs et prétendent leur subordonner la liberté d’expression des autres.

Que faire ? Tout le monde se le demande. L’autocensure s’installe, confortée par la légèreté des médias d’information. La pensée s’aligne, se met en ligne, porte la main à la casquette et le petit doigt sur la couture du pantalon. Il n’y a pour le moment d’autres réponses que la colère sourde et les choix électoraux extrêmes.

Comment défendre et illustrer la liberté d’expression ? La réponse, en principe, relève de l’Etat. C’est ainsi qu’ont été adoptées dans le passé des lois contre le racisme, l’intolérance et la diffamation. Aujourd’hui, on se satisfait trop de discourir dans le cadre des simulacres que sont la négociation, le dialogue ou la démocratie dite participative…

Rappelons-nous que la liberté, que nous croyons aller de soi, est notre valeur majeure, conquise de haute lutte par nos prédécesseurs. C’est le premier mot de la devise nationale. Et la liberté d’expression en est l’une des formes.

Il y a là une question éminemment prospective. La qualité de notre avenir à tous dépendra de ce qu’il adviendra de la liberté et, entre autres, de la liberté d’expression. Pour sortir par le haut de cette impasse actuelle, il faudrait sans doute retrouver les questions de fond qui n’ont pas été revisitées depuis les XVIIIe et XIXe siècles.

Comme l’écrivait Descartes, « la liberté est la puissance positive de se déterminer. »

Charles Stewart

La liberté d’expression est un sujet difficile et complexe. Il n’est pas possible de s’opposer en justice à des opinions que l’on n’approuve pas. Mais Descartes parlait pour lui-même. Pour les autres, credent ergo sunt : ils croient, donc ils sont. Les religions séculières et leurs militants ne se comportent pas autrement que les fidèles des religions sacrées.

En anglais, il y a deux mots pour « liberté » : liberty et freedom. La nuance est difficile à expliquer aux Français. En simplifiant, freedom signifie ne pas subir la captivité, à l’esclavage ou à l’oppression. Liberty a trait, entre autres, à la liberté d’expression (Liberty is subject to law; freedom is unqualified). Freedom est en conflit avec le droit à la vie privée. Les médecins et les avocats doivent respecter le droit à la vie privée de leurs clients. L’Etat doit restreindre la liberté de s’informer en relation avec notre droit à la sécurité.

La liberté d’expression, c’est aussi le droit d’offenser. Personne ne peut opposer son veto à un discours, une opinion ou une croyance qu’il désapprouve. On ne doit pas tolérer l’intolérance vis-à-vis des différences. Aucune minorité, ni même la majorité, n’a le droit de ne pas subir d’offense. La liberté d’expression, c’est aussi le droit de mentir, mais pas de diffamer. Mais ce droit peut aller jusqu’à la fabrication consciente de fausses nouvelles.

La recherche de la vérité est un chemin pavé d’erreurs. Il ne faut pas qu’existe un ministère de la Vérité. L’ordre et le respect de la Loi, ce n’est pas la vérité. Il ne doit pas y avoir de ministère de l’Ethique. C’est autre chose. Ces autres domaines sont l’affaire des enseignants, des manuels, des écrivains et des journalistes, des prêtres et des philanthropes.

Les gangs idéologiques ne sont pas différents des autres. Nous avons le droit de connaître les opinions des autres, d’en tenir compte ou pas, de les approuver ou pas. Même quand les points de vue des autres sont des erreurs, l’erreur n’est ni un crime ni un péché. Nous pouvons nous énerver à propos d’opinions que nous désapprouvons, mais nous ne devons pas faire preuve d’intolérance à propos du droit des autres à avoir leurs propres opinions.

Le droit primordial, c’est le droit de savoir. Toute restriction au droit d’expression est une limitation du droit de savoir.

Comment apprenons-nous ? Empiriquement, par les sens, l’observation, l’expérimentation, la généralisation. Par la logique : en allant du connu à l’inconnu, en vérifiant des hypothèses, par la déduction et la synthèse. Mais avant tout par l’autorité : la crédibilité de ceux qui ont observé, expérimenté et interprété, de ceux qui ont appris par leur travail. Ceux-là sont les mieux qualifiés pour nous informer, nous protéger de l’ignorance, éviter la censure. Le rôle de l’Etat est de nous protéger de l’ignorance et de nous garantir que ce que l’on nous dit à propos des biens et services est exact. Il n’a rien à faire dans le domaine des idées.

Timothy Garton Ash

1 – Nous les humains devons être libres et capables de nous exprimer ainsi que de rechercher, recevoir et partager l’information et les idées, indépendamment des frontières.

2 – Nous ne proférons pas de menaces de violence et n’acceptons pas l’intimidation violente.

3 – Nous faisons tout ce que nous pouvons pour favoriser la connaissance et n’acceptons aucun tabou.

4 – Nous exigeons des médias non censurés, variés, dignes de confiance, à partir desquels nous aurons l’information nécessaire pour participer aux décisions et à la vie politique.

5 – Nous nous exprimons ouvertement, courtoisement mais sans équivoque, à propos de tout ce qui peut nous différencier les uns des autres.

6 – Nous respectons les adeptes de toutes les croyances, pas nécessairement le contenu de leurs croyances.

7 – Nous devons être capables de protéger notre vie privée et notre réputation, sans pour autant nous opposer à la recherche de la transparence quand celle-ci est d’intérêt général.

8 – Nous devons être en mesure de contester toutes les limitations à la liberté d’information, même si celles-ci portent sur des sujets tels que la sécurité nationale.

9 – Nous défendons Internet et les autres systèmes de communication contre les limitations illégitimes que chercheraient à leur imposer des pouvoirs publics et privés.

10 – Nous décidons pour nous-mêmes et en acceptons les conséquences.

Print Friendly, PDF & Email