Prospective.fr – Juin 2017 – Edito
Regarder

Et si nous nous promenions dans la vie sans rien voir ?

Un banc tout neuf a été installé au coin d’une rue où il n’y en avait jamais eu. Il a fallu plusieurs jours aux habitants du quartier pour s’en rendre compte. Les gens qui visitent les musées s’arrêtent en moyenne 17 secondes devant chaque tableau. C’est comme aller à la bibliothèque, parcourir les dos de livres et dire en sortant : j’ai lu cent livres. On connait l’histoire des Anciens qui ne voyaient pas les taches du soleil, pourtant visibles avec les instruments de l’époque, parce qu’ils étaient persuadés qu’il n’y en avait pas. Car on ne voit que ce qu’on croit

Nous ne voyons pas, parce que nous ne regardons pas. Nous ne sommes pas formés à le faire et le numérique aggrave la situation : certes, il nous est possible de voir beaucoup de choses que nous ne pouvions pas voir antérieurement ; mais ce n’est pas nous qui voyons, nous consommons les images que d’autres ont choisi de nous présenter. Et nous payons un prix : utilisation commerciale des informations que nous donnons sur nous-mêmes, liens factices avec des amis virtuels, exhibitionnisme…

Ces circonstances rendent si possible encore plus singulier le métier d’artiste. Il est celui qui voit mieux que nous et qui nous donne à voir. En transfigurant le réel, il change notre propre perception. Les vagues sont plus impressionnantes depuis Hokusai, la mer reflète mieux le soleil depuis Monet, un bœuf écorché suspendu à un croc de boucher devient esthétique grâce à Rembrandt ou Soutine…

Mais parce que son regard est plus perçant, parce qu’il voit au-delà des apparences l’artiste est souvent rejeté. Par la pensée courante : c’est arrivé aux impressionnistes dans leurs débuts. Par le pouvoir politique. Ainsi, Paula Moderson-Becker était l’un de ces artistes qui incarnaient aux yeux du pouvoir nazi un «art dégénéré ». Ce n’est pas par hasard que l’exposition que le musée d’Art moderne de Paris lui a consacré l’an dernier s’intitulait : l’intensité d’un regard. Ce titre qualifiait autant le regard de l’artiste elle-même que celui de ses sujets : des visages aux yeux sombres, sans pupilles, qui vous regardent avec une intensité séduisante ou dérangeante. Actuellement, il y a peu de péril pour les artistes, mais qui sait…

Exercer son regard sensible c’est voir au-delà de ce qu’on croit et ainsi élargir non seulement son champ de vision mais aussi sa culture, son esprit, sa tolérance. Pour cela regarder plus loin. Ou simplement ailleurs. « Le regard qui saisit, c’est rare », disait Henri Cartier-Bresson.

Savoir regarder s’apprend. Dans Histoires d’œils, Philippe Costamagna est historien d’art. Il préfère se dire « œil », lui dont la fonction est de « découvrir des paternités aux tableaux à partir de son seul regard… L’œil parcourt le monde de l’art l’esprit attentif aux surprises ». Sa première grande découverte, il l’a faite en 2005 au musée des Beaux-Arts de Nice, où il se promenait en bavardant avec un confrère italien. « Le soleil, haut dans le ciel, laissant pénétrer ses rayons dans la galerie selon un angle aigu, éclairait les orteils d’un Christ accroché au bout du couloir, faisant reluire des ongles à la texture porcelainée que je reconnaitrais entre mille. A la faveur de ce rayon de soleil providentiel s’est révélé le Christ en croix de Bronzino peint en 1540 et jusque-là perdu et vainement recherché par les connaisseurs de la peinture florentine de l’époque ».

Mais pas besoin d’être expert pour s’entraîner au regard sensible. Le slow art consiste à choisir une à cinq œuvres dans un musée ou une galerie et à les contempler longuement (de 10 mn à 1 h). Celui qui a lancé cette mode, Phil Terry, raconte : « ma femme me traînait dans les musées et, comme la plupart des gens, je passais rapidement devant les toiles. Un jour j’ai vu Fantasia, une peinture abstraite complexe de Hans Hofmann (1943) au Musée des beaux-arts de Berkeley et je suis resté une heure devant à le regarder. Ce fut une expérience époustouflante. Un plaisir sans pareil et l’impression d’avoir vu tant de choses ».

Souvenir personnel, à Venise, il y a quelques années. La foule regarde les pigeons de la Place Saint-Marc. Quelques curieux lèvent le nez et suivent avec ravissement un vol de grues en migration…

Hélène Braun

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