Prospective.fr – juin 2018 – Edito
A propos du suffrage universel

Le concept fondateur du suffrage universel tient du miracle : la conjonction des choix d’innombrables électeurs génère une majorité politique et un leader. C’est le cœur de l’idée démocratique, l’expression de notre appartenance à la société. Il n’est rien, dans le domaine politique, à quoi nous soyons plus attachés qu’au suffrage universel.

Voilà bien longtemps qu’il n’a pas été revisité. Toute proposition d’en débattre éveillerait l’indignation. Pourtant, multiples sont les données qui devraient nous imposer de le faire, non pour en redéfinir les modalités mais pour attirer l’attention sur les abus auxquels il donne lieu, même dans les Etats démocratiquement « bien sous tous rapports » : par exemple, les consultations factices, l’occultation de décisions importantes ou les discours sur la transparence qui en participent. Il y a vraiment lieu de réfléchir à la signification du suffrage universel aujourd’hui.

Il était supposé identifier et imposer un point d’équilibre entre la variété des forces, des valeurs et des circonstances qui font la société. Or, celle-ci est de plus en plus fragmentée. Des acteurs sectoriels ou minoritaires (idéologiques, politiques, économiques, religieux…) cherchent à imposer leurs propres priorités et à leur subordonner celles de la majorité. Des groupes et corporations (agriculteurs, producteurs, syndicalistes, consommateurs…) plaident leur rôle, prééminent à leurs yeux, dans la défense et la promotion d’un intérêt général conforme à la définition qu’ils en donnent.

Peut-être y a-t-il lieu de se demander si le suffrage universel n’est pas en train d’être refoulé, voire supplanté par l’opinion publique. C’est ponctuellement, à l’occasion d’élections, que s’exprime le suffrage universel. Il s’inscrit dans un univers connu et réglementé par la loi. C’est constamment que s’exprime l’opinion publique : on ne sait pas qui la façonne, qui l’exprime. Son contexte est flou, instable, manipulable. On la sent attentive et distraite, informée et ignorante. Elle est une force sauvage.

C’est peut-être pourquoi nombreux sont les pays où le suffrage universel suscite des figures baroques de dirigeants. Les pouvoirs autoritaires ou totalitaires ont acquis une grande expertise dans l’art de faire produire par le suffrage universel les résultats de leur choix.

Et peut-être cette évolution témoigne-t-elle d’une certaine désaffection de la population vis-à-vis de la culture démocratique. La mise en cause de la démocratie représentative en est l’expression la plus visible. La notion de « corps intermédiaires » devrait elle aussi être revisitée. Chercher à faire évoluer le suffrage universel pourrait être une manière de redonner sa pleine vitalité à l’idée démocratique.

Est-il possible d’accorder le suffrage universel aux circonstances et aux attentes d’aujourd’hui ? Les solutions éventuelles ne sont pas évidentes et il faudrait plonger dans les profondeurs pour en trouver peut-être. Sans avoir la présomption d’en proposer une, je prendrai le risque d’une hypothèse de départ : jusqu’ici le suffrage universel était pensé, logiquement, en termes de populations, de grands nombres, de rapports de force ; ferait-il sens de l’envisager comme l’addition d’innombrables choix personnels ?

Armand Braun

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