Prospective.fr – octobre 2018 – Edito
Les ours et la démocratie

Il y a quelques siècles seulement que les hommes n’ont plus besoin de se réfugier à l’abri d’enceintes fortifiées pour se préserver du poignard des pillards et des crocs des animaux. Réduire la sauvagerie humaine et la sauvagerie animale a permis de développer l’agriculture et l’élevage, a considérablement facilité la liberté de se déplacer pour apprendre, commercer, découvrir le monde…

Mais tout processus peut s’inverser. Ce qui, jusqu’à présent, était considéré comme mauvais est soudain devenu bon. Quarante-cinq ours environ ont été réintroduits dans les Pyrénées. D’après des sondages réalisés par le Ministère de l’Écologie, 90% des Français sont pour, favorables aussi au retour du loup et du lynx. L’Union européenne bénit et encadre.

Le risque, nous dit-on, est négligeable : à la marge du territoire national, à l’écart des zones habitées. Les victimes, bergers et éleveurs, sont invitées à subir. Et elles subissent : des centaines de moutons sont déchiquetés vivants chaque année, plus particulièrement dans le département de l’Ariège ; des agents publics assidus veillent à ce que la loi soit néanmoins respectée ; la cause des bergers et éleveurs n’a aucune valeur face à une opinion publique quasi unanime. Qu’ils incarnent des profils immémoriaux et le lien avec notre Histoire compte pour zéro. Il y a là un précédent. Il est aisé d’imaginer que bientôt, dans la même logique et au nom de l’intérêt général, le poids des retraites devenant insoutenable pour les finances publiques, on invite gentiment les vieux à aller se faire pendre.

Au-delà des ours, ce qui se passe dans cette histoire soulève toutes sortes de questions difficiles et qui risquent de se poser très vite si, comme il faut le craindre, le réchauffement climatique, la montée du niveau des mers, l’extinction de la faune et de la flore se poursuivent, et que de surcroît se précise l’éventualité de guerres écologiques.

Par exemple…

La question de la complexité croissante de la réalité, à laquelle nous ne savons pas nous adapter. Comment allons-nous prendre en compte à la fois la collectivité et chaque personne, le court-terme et le long-terme, le global et le local, les interactions entre toutes les données ? Plus complexe la situation, plus fréquentes les réponses simplistes (ou spécialisées, ce qui revient au même).

Celle de l’opinion publique. De plus en plus segmentée, inflammable au hasard des réseaux sociaux, très largement citadine, elle est exposée aux périls conjugués des slogans et des mots d’ordre, de la rue, des manipulations, des convictions personnelles de ceux qui ont le pouvoir d’informer. On a vu au XXe siècle comment, sous le couvert de l’opinion publique, des groupuscules motivés ont pu s’emparer du pouvoir et imposer leur loi à tous.

Celle de la décision politique, toujours difficile quand les intérêts et les points de vue s’opposent. Cette décision concernait jusqu’ici un avenir indéfini, implicite. À partir du moment où est en cause un avenir à préparer, à court, moyen et long terme, l’État a-t-il la capacité de concevoir, de faire accepter et de mettre en œuvre des initiatives douloureuses sur le moment ? A-t-il les moyens de s’assurer de leur pertinence ? En a-t-il la légitimité ?

Et, surtout, comment faire pour que les acteurs concernés s’accordent sur un futur vivable par tous ? Pour que nous-mêmes ou nos successeurs ne soyons pas obligés, dans quelques années ou quelques décennies, de reconnaître que « nous n’avions pas voulu cela » ? Quand se rendra-t-on compte que la réintroduction des ours ressemble furieusement aux mesures d’ingénierie sociale instituées il n’y a pas si longtemps par des régimes totalitaires ?

Quand les zones urbaines se seront dotées de murailles comme au Moyen-Âge, que la montagne sera redevenue un repaire de fauves et de brigands, on fera des éleveurs et des bergers disparus des modèles et des mythes. Et on en créera des avatars que le contribuable sera sollicité de financer. Apparemment locale, cette question ressurgit dans le monde entier : aux Etats-Unis, « les élites des côtes californienne et Atlantique veulent nous dicter leur loi, ils ne réalisent pas combien l’Ouest est dangereux », se plaignent les habitants du Wyoming, des Rocheuses et autres lieux fréquentés par le grizzly (Le Monde, 16 septembre 2018). Sans parler de ce qui va se passer dans les pays qui n’ont pas les moyens de réagir…

Finalement, c’est l’autonomie et la liberté des personnes qui sont en jeu, l’esprit même de la démocratie !

                                                                                                                     Armand Braun

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