L’Ile de France urbanisée subit le même phénomène que les autres grands centres du monde : à cause du coût de la vie et du niveau des loyers, de moins en moins de gens ont les moyens d’habiter dans Paris. De nombreux retraités vont s’installer en province et dans des pays voisins comme l’Espagne, le Portugal ou le Maroc, sans pour autant que la vie des autres générations en soit facilitée. Le Airbnb, qui profite à des touristes peu argentés, et l’achat d’appartements de luxe par de riches étrangers qui ne vivent pas sur place font de Paris une autre Venise, une ville vouée au tourisme et qui se vide de ses habitants.
Ces effets visibles dissimulent une réalité encore plus grave : les activités quittent Paris intramuros pour la périphérie. Il suffit de se promener dans les rues pour s’en rendre compte : sauf dans le secteur du luxe, nombreux sont les commerces qui souffrent, ferment ou déménagent en banlieue. La création à Aubervilliers du Centre international France-Asie, regroupant un millier de grossistes chinois précédemment installés dans les 2ème et 11ème arrondissements, en est l’illustration la plus récente. C’est dans la périphérie que s’installent désormais les entreprises innovantes, le personnel détenteur de compétences rares, les principales institutions financières et bientôt ceux des rescapés du Brexit qui auront choisi la France. Les administrations et les institutions éducatives sortent de Paris. Expression et symbole de ce mouvement : le déménagement prochain du siège de la Région Ile de France.
Tout se passe comme si la périphérie devenait un cyclone de création de valeur ajoutée, un cyclone dont Paris intramuros serait l’œil. Les zones défavorisées et les poches communautaristes de la périphérie sont toujours là, mais les jeunes qui y habitent bénéficient des emplois nouveaux. Par contre, nous sommes témoins (même lorsque nous ne souhaitons pas voir) de la mise en place d’une ceinture de bidonvilles, présence du tiers-monde à nos portes, contre laquelle le tourbillon de création de valeur constitue une sorte de barrière.
Si j’ai raison, prenons la mesure de ce qui se passe : depuis Lutèce, la capitale s’était développée par cercles concentriques ; ce processus se serait arrêté. Et alors, il s’agirait bien d’un phénomène historique, dont nous serions les témoins.
Le rayonnement intellectuel et culturel de Paris est en compétition avec celui d’autres villes dans le monde. Certes le paysage urbain chargé d’Histoire, avec sa splendeur, ses monuments, son prestige, demeure un formidable attracteur pour les touristes. Mais devenir une destination essentiellement touristique, est-ce un avenir convenable pour Paris ? Les Jeux Olympiques de 2024 et l’Exposition universelle de 2025 devraient mettre en évidence ce découplage : d’un côté, à Paris, la marque, la communication, les hôtels, les restaurants, les loisirs ; tout le reste, c’est-à-dire l’essentiel, tout autour.
Sauver Paris représente un enjeu national de première ampleur. Il y a urgence. Bien au-delà des réformes administratives en préparation dans la petite couronne, c’est l’ensemble de l’Ile-de-France urbanisée qui est concerné. La problématique est difficile, nous avons besoin de tout repenser. En leur temps, Philippe Auguste, Henri IV et Haussmann ont réussi des chantiers dont l’audace et l’ampleur pourraient nous inspirer. Mais leurs réalisations se situaient à l’intérieur de la seule zone intramuros. De nos jours aussi, la préparation de l’avenir de Paris et de sa région doit être l’affaire de l’État.
Dans cette perspective, une proposition qui pourrait être à effet immédiat : reconnaître que tous les habitants de l’Ile-de-France urbanisée sont des Parisiens. À l’étranger et en province, les habitants d’Ile-de-France se présentent comme tels, même s’ils habitent à 50 km de Paris. Et ils ont raison. Il serait grand temps que la bureaucratie se mette au diapason.
Et une proposition de long terme : dans le domaine du transport, remplacer les références passées par la référence de l’avenir. Le métro du Grand Paris, actuellement en construction, est une excellente initiative, c’est ce qu’il fallait faire, ses lignes seront demain les artères vitales de la métropole. Mais il s’agit de la mise en œuvre actualisée d’un concept datant de la fin du XIXe siècle, celui-là même qui a inspiré la création du métro parisien à partir de l’année 1900. Pourquoi pas un hyperloop comme une dizaine au moins de métropoles de par le monde sont en train d’en construire dans la perspective de la deuxième moitié du siècle ?
Armand Braun
On accuse la langue d’être sexiste et on préconise, pour guérir cette grave maladie, deux remèdes : l’écriture inclusive (exemple : « les député.e.s ») et l’accord de proximité (exemple : « les hommes et les femmes sont belles »).
Aucune intervention sur la langue n’a produit de résultat sur la relation entre les sexes, ainsi que le font apparaître les histoires de l’arabe, du mandarin, du russe… Les hommes sont sexistes, pas la langue. On peut considérer le masculin, quand il commande l’accord, non comme un masculin réel, mais comme une forme neutre, non marquée, c'est à dire associant deux genres.
La volonté de modifier les usages, typique de ce trait bien français qu’est la politisation de la langue, renverse l’ordre naturel des choses. Ce n’est pas l’intervention sur la langue qui transformera les comportements sociaux. C’est l’évolution des comportements sociaux qui s’inscrira dans la langue. Et ce sont les habitudes acquises par les locuteurs qui modifient les règles linguistiques et font que la faute d’aujourd'hui devient la norme de demain ; c’est ainsi que « on ne s’en rappelle pas » est en train de supplanter « on ne se le rappelle pas ».
C’est un combat juste que de s’en prendre au sexisme dans la société, mais une illusion que de vouloir extirper de la langue les traces de la domination masculine.
Claude Hagège, professeur honoraire au Collège de France – Le Monde – 27 décembre 2017
Stephen Hawking affirme que l’humanité doit aller coloniser une autre planète car elle n’a plus d’avenir sur Terre. Aurions-nous un avenir ailleurs, après avoir tout détruit ici ? Ce n’est pas sûr. Une expédition vers Mars serait toutefois une bonne idée, mais pour d’autres raisons.
Actuellement, nous nous comportons vis-à-vis de la planète comme ces accumulateurs compulsifs qui n’ouvrent plus leur courrier, laissent s’entasser des détritus dans leur maison et cessent de tourner les pages du calendrier. Pendant que la maison brûle, nous prenons des tranquillisants et nous nous laissons hypnotiser par la télévision. Les milliardaires se construisent de somptueux blockhaus à l’abri des déluges et des révolutions. Ils feraient mieux de contribuer à une mission vers Mars.
La beauté, qu’elle existe en elle-même ou qu’elle soit dans les yeux de celui qui regarde, est en voie d’extinction. Bientôt disparaitront les neiges éternelles, mais aussi, si l’humanité disparaît, la musique de Beethoven et de Coltrane, les peintures de Léonard de Vinci, le cinéma de Kurosawa. Disparaîtront tant d’expérience humaine accumulée : l’art de dompter les animaux, de cultiver la terre, de faire du feu, l’intelligence de Newton, la compassion de Bouddha…
Allons-nous trahir d’un coup ces ancêtres et nos propres descendants en nous laissant ainsi submerger par un fatalisme apocalyptique ?
Pour Ray Bradbury, les voyages interplanétaires sont les nouvelles cathédrales : une vision culturelle commune se traduisant par des chantiers immenses, ambitieux, sur plusieurs générations. Alors, allons-y ! Viser Mars, c’est l’acte de foi du grand malade qui fait des projets de voyages, le signe que nous croyons encore à notre avenir en tant que civilisation.
Tim Krieder – International New York Times – 21 décembre 2017
En Angleterre, la maman d’un petit garçon de 6 ans a demandé que soit interdite la lecture en classe de La Belle au bois dormant. D’après elle, cette histoire de prince embrassant une princesse endormie risquerait de transmettre un mauvais message aux petits garçons quant au consentement sexuel.
Comme si les parents n’étaient pas capables d’expliquer à leurs enfants la différence entre fiction et réalité ! Comme si le consentement sexuel était un sujet dont devraient se soucier les enfants de 6 ans ! Comme si en grandissant ils allaient puiser dans les contes lus dans leur enfance pour développer leurs premières relations sexuelles !
Le plus exaspérant, c’est l’ignorance à propos des contes de fée en général. Les meilleures histoires pour enfants et les comptines pour tout petits reposent toutes sur de véritables horreurs : incendies, peste, enfants abandonnés, assassinés, coupés en morceaux… j’en passe et des meilleures.
La Belle au bois dormant que connaissent les petits Anglais est la version des frères Grimm, la plus édulcorée de toutes. La preuve : elle a inspiré Walt Disney. À la fin du conte de Perrault, intervient la mère du prince, une ogresse qui veut manger ses petits-enfants. Et que diraient les féministes anglaises de la légende originale italienne ? La princesse endormie y est violée et engrossée par un roi de passage ; à la fin ils se marièrent, furent heureux et eurent d’autres enfants ; mais auparavant la première femme du roi avait essayé de tuer la princesse et ses bébés pour les donner à manger à l’infidèle.
Il faut comprendre que plus une histoire est effrayante, plus elle plaît aux enfants car elle est un espace où laisser, sans risque, libre cours à leur imaginaire.
Stéphanie Merritt - The Guardian – 27 novembre 2017
Elle Whelan – Spiked – 28 novembre 2017
Repris par Courrier international – 21 décembre 2017
Les Samis habitent l’extrême nord de la Norvège, de la Suède et de la Finlande. On les appelait Lapons, mais on ne le fait plus car ce mot signifie « porteurs de haillons » en suédois.
Jovsset Ànte Iversen Sara, un Sami de 25 ans, est devenu le symbole de la résistance contre l’État norvégien de ce peuple autochtone. Il a porté plainte contre ce dernier qui veut le forcer à abattre les trois-quarts de son troupeau de 300 rennes. Les juges lui ont donné raison à deux reprises, en janvier 2016 et début décembre 2017. Mais le pouvoir norvégien a porté l’affaire devant la Cour suprême.
Pour le soutenir et tenter de mobiliser des Norvégiens peu sensibles à sa cause, sa sœur, l’artiste Màret Ànne Sara, a dressé devant le Parlement à Oslo un impressionnant rideau de 400 crânes de ces animaux. On a pu voir cette œuvre, qu’elle considère comme « une action en justice artistique » à la Documenta 14 qui s’est tenu du 10 juin au 17 septembre à Kassel (Allemagne).
Une loi de 2007 visant à garantir un écosystème et une réniculture durable précise que si les animaux sont trop nombreux, les ressources vont s’épuiser et les rennes manquer de nourriture. L’État a donc fixé un quota d’abattage pour tous les éleveurs sans se soucier de la taille de leur troupeau. Or un élevage de rennes n’est viable qu’à partir d’un troupeau de 200 têtes, chiffre confirmé par un rapport officiel de 2012.
Ali Keskitalo, présidente du Parlement sami, ne nie pas le problème de la sous-alimentation des rennes mais elle souligne que celle-ci est également due à la réduction des terres de pâturages et des changements climatiques : « on nous demande de supporter les effets de l’adaptation au réchauffement climatique avec la construction d’éoliennes sur nos terres ».
Màret Ànne Sara avait déjà amoncelé 100 crânes de rennes devant le tribunal de première instance. Cette installation s’inspirait des gigantesques empilements de crânes de bisons que les chasseurs blancs réalisaient après avoir massacré les buffles des grandes plaines nord-américaines, affamant les populations d’Indiens. « Cette fois, dit-elle, ils ne viennent pas avec des armes, mais des lois et des principes démocratiques, où tout est propre, comme lavé à la machine. Et on nous présente comme des criminels écologiques et incompétents qui détruisent la toundra ».
Anne-Françoise Hivert – M, le magazine du Monde – 16 décembre 2017
Chaque année depuis 2002, à l’emplacement des tours jumelles du World Trade Center à New-York, on allume deux grands phares bleus verticaux pour rappeler l’attentat du 11 septembre 2001. Chaque fois, les oiseaux, désorientés et affolés, volent en rond en criant. Et lorsqu’on éteint, ils retrouvent leur comportement habituel.
Vue de l’espace, la nuit, la Terre ressemble à une boule de feu. La lumière artificielle émise sur la planète bleue a augmenté de 3 à 6% par an pendant la seconde moitié du XXe siècle. Le phénomène ne fait que s’accentuer avec le remplacement massif du parc de lampes à sodium par des LED : au lieu de profiter des économies d’énergie réalisées grâce à cette nouvelle technologie, la plupart des collectivités de pays avancés éclairent encore davantage.
Plus de 80% de l’humanité vit désormais sous des cieux inondés de lumière artificielle, et un tiers ne peut jamais apercevoir la Voie lacée. La Grande Ourse comprend 400 étoiles théoriquement visibles à l’œil nu. Une quarantaine seulement est perceptible dans les environnements les moins pollués, et, en ville, on en voit moins de dix. Cette pollution lumineuse qui contrarie les astronomes est nocive pour tous les êtres vivants. (Et notons que les LED, de par leur intensité, leur couleur bleue et leur effet stroboscopique augmentent la luminescence du ciel et ont des effets encore plus délétères que les lampes conventionnelles).
Les insectes des villes sont 63% moins nombreux que les insectes des champs et sur certaines plantes, la production de fruit a diminué en conséquence de 13%. La biologie et la physiologie des animaux, leur comportement migratoire, les relations proies-prédateurs et la compétition entre les espèces sont perturbés. Les espèces aquatiques souffrent autant que les autres. L’éclairage urbain masque la lueur de la lune dont les phases régulent la reproduction des coraux. Le zooplancton remonte la nuit à la surface des lacs pour se nourrir d’algues avant de redescendre le jour pour échapper aux prédateurs. Or le reflet de la lumière artificielle les éloigne de la surface et favorise la prolifération des algues flottantes, qui étouffent à leur tour la flore aquatique.
Nous les humains avons besoin de dormir un tiers de notre existence dans l’obscurité totale pour reprendre des forces, consolider notre mémoire, réguler notre production d’hormones et notre système cardiovasculaire, nettoyer notre cerveau des déchets accumulés le jour (notamment la protéine sans doute responsable de la maladie d’Alzheimer). La mélatonine, qui règle les rythmes chronobiologiques n’est produite que la nuit. C’est elle qui nous permet de trouver le sommeil. Mais pas seulement : elle stimule le système immunitaire, protège les cellules contre l’oxydation, régule la pression artérielle. Mais plongé dans un crépuscule permanent, notre corps ne trouve plus de repos.
Douglas Quenqua – International New York Times – 2 octobre 2017
Paul Molga – Les Echos – 11 décembre 2017
Les décisions prises par des responsables, qu’ils soient cadres, chefs d’entreprise, législateurs, juges, sont plus équitables envers les femmes lorsqu’ils sont père d’une ou plusieurs filles. C’est ce que révèlent plusieurs études.
En 2008, l’American Economic Review publiait un article expliquant que la situation familiale influençait le vote des membres du Congrès : plus ils ont de filles, plus ils sont favorables à la parité.
De même, d’après un article de 2015 de l’American Journal of Political Science, les mesures en faveur de la non-discrimination entre les sexes remportent les suffrages des juges fédéraux qui ont des filles, pas ceux des juges qui n’ont que des garçons.
Des enseignants en finance de la Miami School of Business Administration ont analysé en 2015, puis en 2017 la situation familiale de 416 PDG de 500 entreprises cotées en Bourse et l’ont croisée avec toutes sortes de données concernant les relations personnelles au travail et les stratégies entrepreneuriales. Conclusion : les dirigeants d’entreprise choisissent des orientations différentes selon qu’ils ont une fille ou pas. Il s’agit bien d’un lien de cause à effet et non d’une simple corrélation, affirment-ils. La preuve : chaque fois qu’un nouveau cadre supérieur, père d’une fille rejoint l’entreprise, cette dernière devien plus sensible à la parité hommes/femmes ; et inversement lorsque ce cadre n’a pas de fille.
Comme pour beaucoup de recherches menées aux États-Unis, rien d’étonnant : il est logique que des pères du XXIe siècle souhaitent un bel avenir professionnel pour leurs propres filles et agissent en conséquence dans leur travail, consciemment ou pas. Mais il est quelquefois bon de souligner les évidences.
Cheryl Winokur Munk - The Wall Street Journal – 3 décembre 2017
Michelle Curley, chargée de la communication du zoo de Cincinnati, a réussi son coup : depuis sa naissance le 24 janvier, Fiona, bébé hippopotame femelle, est une vedette aux États-Unis : on peut l’admirer sur YouTube, prenant son bain tel un modèle de Rubens ; les jeunes mariés se font prendre en photo devant elle ; une spécialité de crème glacée porte son nom ; son effigie orne des t’shirts ; elle est l’héroïne d’un dessin animé ; et sa dernière apparition la montre coiffée d’un bonnet de père Noël sur les chandails de saison. Michelle Curley n’a pas résisté : elle s’est fait tatouer le portrait de Fiona sur la nuque.
Le même engouement s’est saisi des Berlinois lorsque Knut, un bébé ours polaire né en 2006 au zoo de Berlin et rejeté par sa mère a survécu grâce à un soigneur. Sa courte vie, qui a dès le départ donné lieu à une polémique – les ours polaires sont-ils faits pour être élevés par des humains ? – s’est achevée tragiquement cinq ans plus tard lorsqu’il a glissé et s’est noyé devant les yeux horrifiés des visiteurs.
L’histoire de Knut est exemplaire. La statue de Knut qui trône à présent au zoo, n’est pas le portrait de Knut mais un Knut rêvé par l’homme. Nous recherchons la nature dans les zoos mais ce que nous y trouvons, c’est un reflet de nos idées. En ces temps difficiles, nous avons de plus en plus tendance à projeter nos espoirs et nos craintes sur les animaux. Ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent vivre en harmonie avec les bêtes pensent trouver leur rédemption dans le regard des animaux superstars. Mais ils ne font que se raconter une belle histoire où l’homme a le beau rôle. Rien à voir avec la réalité.
Rachel Syme – International New York Times – 1er décembre 2017
En 2016, aux États-Unis, 30% des nouveaux entrepreneurs étaient des immigrés et 40,2% des principales entreprises comptaient au moins un fondateur né à l’étranger ou issu de l’immigration.
Si on y réfléchit, ce n’est pas si étonnant.
La grande majorité des immigrés (pas des réfugiés) sont venus pour améliorer leur bien-être et leur éducation ainsi que ceux de leur famille. En arrivant, ils profitent d’un système économique stable, ordonné par des lois – ce qui n’est pas toujours le cas du pays d’où ils viennent. Souvent, ils bénéficient aussi de l’aide de ceux, de même nationalité, qui les ont précédés.
Les immigrants arrivent dans un pays inconnu, avec sa bureaucratie, ses préjugés, ses discriminations ; ils ont laissé derrière eux des amis, des parents et des réseaux. S’étant déjà affronté au pire et l’ayant surmonté, ils sont mieux armés que ceux qui sont nés sur place pour relativiser les échecs inévitables de toute nouvelle entreprise.
Parce qu’ils doivent éviter de commettre des impairs dans un environnement qui ne leur est pas familier, ils apprennent à décrypter la méfiance ou les malentendus, ils deviennent psychologues, sensibles à toutes les opportunités. Parce qu’ils doivent tout réapprendre, ils voient ce que l’habitude empêche les autres de percevoir. D’où leur créativité.
Et les nouvelles saveurs, les nouveaux sons, les nouveaux goûts qu’ils apportent sont autant de cadeaux à leur patrie d’adoption.
Adrian Furnham, Professeur de psychologie à l’Université de Londres, lui-même né et élevé en Afrique – The Wall Street Journal – 27 novembre 2017
C’est enfants, en regardant les mouches voler, que bien des entomologistes ont découvert leur vocation. Ainsi Erica McAlister, « éleveuse de mouches » au Muséum d’Histoire naturelle de Londres. Son ouvrage, La vie secrète des mouches est à la fois un thriller et une déclaration d’amour : «j’aime les mouches parce qu’elles vont partout, savent tout faire et adorent le sexe ».
Ainsi, Claude Caussanel (1933-1999) : « Les Mouches domestiques fréquentaient en été la toile cirée de la cuisine, pièce où j’étais tenu immobilisé pour accomplir de terribles devoirs de vacances. Je disposais donc de ce fait d’un loisir suffisant pour suivre nos Insectes. Les Mouches s’entrecroisaient, couraient sans cesse en quête de quelque mystérieuse rencontre, à la recherche d’un but inconnu mais sans doute essentiel. Quelques-unes s’arrêtaient près de moi, les pattes antérieures soulevées se frottant l’une à l’autre, brossant les yeux, les antennes, les ailes. À l’occasion, une Mouche s’abreuvait à une trace d’humidité, absorbait un grain de sucre, déposait une crotte. Puis, sans raison apparente, s’envolait. Elle entrait alors dans un ballet aérien vertigineux, aux mille figures et enchaînements, dont je me grisais de suivre les transformations. La danse était accompagnée d’une sorte de musique douce et sourde qui baignait ma rêverie ».
Certes, ces petites bêtes propagent des maladies, mais elles sont indispensables dans la nature : elles font partie de la chaîne des petits prédateurs, fécondent des plantes négligées des abeilles en transportant le pollen d’une fleur à l’autre, accélèrent la décomposition des cadavres, nettoient les égouts…
Et elles sont utiles dans les laboratoires. Les drosophiles ou mouches du vinaigre sont parmi les auxiliaires les plus précieux de la biologie : minuscules, se reproduisant à une cadence record, ayant le même ADN que toutes les espèces vivantes, elles sont à l’origine de bien des découvertes en génétique. Et dans un tout proche avenir, elles vont sans doute permettre d’approfondir d’autres domaines, notamment les neurosciences.
Des spécialistes de l’Institut de recherches en biologie Stalk à La Jolla (Californie) pensent que le cerveau des mouches pourra nous aider à améliorer les moteurs de recherche d’Internet. Ceux de l’Institut de recherches médicales Howard Hughes d’Ashburn (Virginie) sont en train de dresser la cartographie du cerveau des mouches. Car les mouches ne se contentent pas de réagir instinctivement comme on pourrait le croire. Elles pensent vraiment : leur cerveau prend des décisions basées sur les informations que lui envoient l’odorat, la faim, la peur, la mémoire … C’est ce processus qu’on espère décrypter, neurone par neurone.
Claude Caussanel – Bulletin de la Société entomologique de France – novembre-décembre 1984
Erica McAlister – The Secret Life of Flies – Natural History Museum - septembre 2016
James Gorman – International New York Times - 15 novembre 2017
Le Syrien Ali Shehadeh, fondateur de l’institut de recherches Icarda (Agricultural Research in the Dry Areas) est un « chasseur de graines ». Son herbier compte notamment 14 700 variétés de blé, 32 000 variétés d’orge, 16 000 variétés de pois chiches. Toutes ces graines ont été recueillies dans le Croissant Fertile, là où est née l’agriculture. Son but : trouver de nouvelles plantes vivrières qui seront capables de résister aux dramatiques changements climatiques annoncés, non en modifiant génétiquement les cultures actuelles mais en puisant dans les ressources historiques d’une région chaude et aride. Il a introduit au Soudan une variété de blé supportant la sécheresse et les fortes chaleurs, une variété de fève résistante aux parasites, une variété de lentilles qui mûrit à une vitesse record.
Basée à Alep, Ircada a aussi souffert de la guerre : des camions ont été volés, des générateurs ont disparu, le cheptel de brebis, sélectionnées pour produire davantage de lait tout en ayant besoin de moins d’eau, a été enlevé et a fini en méchoui. Et le projet essentiel d’Ircada, banque de 155 000 variétés différente de graines locales, était en péril. Ali Shehadeh et son équipe se sont exilés et ont recommencé leurs activités au Maroc et au Liban, à partir des échantillons qu’ils avaient heureusement envoyés dès 2008 en Norvège, dans la Réserve mondiale de semences du Svalbard, une chambre forte souterraine, au cœur d’une montagne de l’île du Spitzberg, qui venait d’être créée pour préserver la diversité génétique des plantes vivrières.
Somini Sengupta – International New York Times – 14 octobre 2017