Prospective - Edito : Vous reprendrez bien une sucrette ?

Seules les langues mortes sont immuables. Les langues vivantes évoluent constamment. Nous continuons (et devons continuer) d’apprécier le théâtre et la littérature du XVIIe siècle, mais seulement au théâtre (même en costumes modernes) et dans les livres. Les mots en perruque et poudrés de Molière ou Corneille seraient tout à fait incongrus dans notre vie courante. Sans remonter aussi loin : l’intonation, l’accent, la prononciation des films en noir et blanc des années 1930-1950 nous semblent terriblement démodés. Et les mots ! Ce sont les mots qui changent le plus. Ainsi le mot « réclame » a-t-il été remplacé par « publicité », lui-même supplanté par « communication ».

Deux chercheurs, Marcelo Montemurro et Damian Zanette, ont étudié 5 630 noms communs (anglais, français, allemands, espagnols, italiens et russes) au travers de plus de quatre millions et demi de livres publiés entre l’an 1700 et aujourd'hui. Il en ressort que les mots que nous utilisons ont une durée de vie de quatorze ans environ avant d’être délaissés pour d’autres, quitte à revenir plus tard. (Il en va de même pour les prénoms). « Le vocabulaire que vous utilisez aujourd'hui ne sera pas le même dans quatorze ans. Certains mots seront jetés aux oubliettes au profit de synonymes, avant que nous ne vous en lassiez et que vous en choisissiez d’autres, et ainsi de suite ».

Souvent le mot nouveau ou l’expression nouvelle paraissent plus valorisants. Oubliant qu’il n’y a pas de sot métier, de sottes gens croient bon de renommer certaines professions. Vous l’avez tous remarqué, le « balayeur des rues » est devenu « technicien de surface » puis « employé municipal ». Comme si fabriquer ou vendre était moins noble que conseiller, les enseignes annoncent « coiffeur visagiste », « opticien conseil », « fleuriste conseil »… Conséquence, les conseillers ont voulu se démarquer et, franglais oblige, se sont renommés « consultants ».

Depuis que les médias ont acquis l’importance qu’ils ont maintenant, l’évolution naturelle et spontanée du vocabulaire a, dans une certaine mesure, cessé de l’être. Le souci d’égalité qui gomme toutes les différences, du moins dans le vocabulaire, a fait du « nain » une « personne de petite taille » puis « verticalement différente ». L’ « aveugle » est devenu « non voyant », le « sourd » « malentendant ». On n’est plus « infirme » mais « handicapé » et, depuis peu, « en état de handicap ». Même évolution pour le « mongolien », appelé plus justement « trisomique » mais dernièrement « porteur d’une trisomie 21 ». Et bientôt c’est le genre qu’il faudra gommer dans les paroles et les écrits !

Certes, cette évolution imposée provient d’une bonne intention et apporte à des personnes, des métiers, des circonstances une dignité peut-être perdue. Mais en quoi, je vous le demande, est-il moins grave d’être porteur d’une maladie que malade ? Quand le handicap se cache, la personne n’est pas forcément mieux intégrée à la société. Eluder le problème, c’est aussi une manière de ne pas en tenir compte. Il vaut mieux – et on le fait de plus en plus, heureusement – installer des rampes d’accès, mettre à disposition des fauteuils roulants, équiper les bouts de quai et de trottoir de bandes rugueuses que faire semblant qu’il n’y a ni paraplégiques ni malvoyants.

Afficher sa différence peut être source de fierté pour qui réussit en dépit de son handicap. Senghor parlait de sa négritude, nager sans bras ni jambes c’est formidable, les Jeux paralympiques sont populaires à juste titre. L’affiche de l’exposition consacrée récemment à Beethoven à la Philharmonie de Paris le rappelle : la surdité du génie est mise en valeur par un gigantesque cornet acoustique devant une oreille. Le cornet acoustique a été remplacé par des appareils de plus en plus efficaces, de plus en plus petits, de plus en plus discrets, jusqu’à être insoupçonnables.

Mais, chez les « audioprothésistes-conseils », les « aides auditives » ont rejoint dans le champ lexical les « aides ménagères » et « auxiliaires de vie ». En attendant que ces derniers ne soient remplacés par des robots. Et alors, parce que les hommes ont besoin de vivre avec d’autres hommes, pardon, les hommes et les femmes ont besoin de vivre avec d’autres hommes et femmes, ce seront des androïdes avec une espèce de visage et un prénom leur conférant un semblant d’humanité.

Les mots s’usent, c’est une évolution naturelle. Ils s’édulcorent, c’est une évolution imposée. Et cette dernière peut devenir perverse : il ne faudrait pas qu’un usage dicté par les meilleures intentions débouche sur une forme de langue officielle. Sans parler du contrôle exercé par des idéologies, des religions, des pouvoirs, des courants intellectuels…

Des expressions à la mode reflètent le totalitarisme d’une pensée douce. « La bienveillance » semble plus facile que l’altruisme, « le mieux vivre ensemble », verbe à l’infinitif, plus dynamique qu’un substantif. Mais ce sont de nouveaux atours pour de vieilles choses. Trop de tiédeur, pas assez de froidure (oui, c’est un vieux mot, je le concède) ! Le téléspectateur urbain grignote des barres chocolatées et s’endort au fond de son canapé, face au présentateur de la météo qui gesticule devant une carte virtuelle en promettant du « beau temps », de la « douceur », même en hiver. Or, le froid laboure le sol en profondeur, extermine les vermines et les champignons dangereux pour les plantes ; les hivers doux donnent de mauvaises récoltes ; plus rigoureux est l’hiver, meilleur sera le blé et savoureux les fruits. Et le « beau temps » des citadins, c’est souvent la sécheresse redoutée ou subie par les ruraux.

Moins de sucre, plus d’acidité et de piment ! Assez de guimauve ! Mordons dans les fruits verts de la langue, celle qui ne mâche pas ses mots. Quand on édulcore le vocabulaire, on édulcore la pensée.

 

Hélène Braun

De l’ignorance faire vertu

Une vague antirationnelle monte partout. Dans les débats publics, l’émotion l’emporte sur la raison, la frontière entre faits, opinions et mensonges s’efface, des vérités scientifiquement prouvées comme le réchauffement climatique et les bienfaits de la vaccination sont contestées. L’avènement des « faits alternatifs »  apporte un semblant de respectabilité à n’importe quel délire : tout se vaut, toute opinion sur un sujet est aussi bonne qu’une autre.

 

Les causes de cette étrange dérive sont nombreuses. Les étudiants tenus à l’écart de la réalité dans les universités deviennent des missionnaires de la pensée correcte du moment. Le populisme génère le dédain vis-à-vis des élites et des experts. Internet donne à chacun l’illusion de savoir. Tout le monde est disponible pour les rumeurs, les mensonges, la propagande, dans une ambiance d’impuissance et de colère. Ne sont admises par beaucoup que les informations qui rejoignent leurs certitudes. Chaque milieu vit dans sa bulle médiatique propre et rien ne le convaincra de changer d’avis.

 

Cet ouragan de bêtise décrédibilise les institutions, compromet les fondements de la démocratie, trahit les principes mêmes sur lesquels repose l’identité des Etats-Unis. Beaucoup s’interrogent. Ainsi, dans son allocution inaugurale de l’année universitaire, la présidente de l’université Brown, Christina Paxon : « faire disparaître les idées à l’université, c’est comme arrêter les moteurs des usines» et l’ancienne présidente de l’université de Chicago, Hanna Gray : «l’éducation n’est pas faite pour dorloter les étudiants ; elle est faite pour leur apprendre à penser ».

 

Les Etats-Unis vivent le moment d’une rupture dramatique avec leur héritage et la possibilité qu’advienne n’importe quoi.

 

Michiko Kakutani à propos de l’ouvrage The Death of Expertise : the Campaign Against Established Knowledge and Why it Matters, de Tom Nichols (Oxford University Press)  – International New York Times – 21 mars 2017

 

 David Gelernter, auteur de Tides of Minds: Uncovering the Spectrum of Human Consciousness (Ed. Norton, 2016) – The Wall Street Journal – 24 janvier 2017

 

Prospective.fr

 

Les dernières nouvelles de la sonde Cassini

Depuis treize ans qu’elle gravite autour de Saturne pour explorer la planète et ses satellites, la sonde Cassini nous a envoyé toute une moisson d’informations. Saturne et ses environs se sont révélés plus étranges, plus divers et plus prometteurs qu’on ne l’avait prédit. 

 

Cassini a étudié la plus grande des lunes de Saturne, Titan. Elle y a détecté des mers de méthane : une découverte si intéressante qu’on envisage d’y envoyer une expédition. 

 

Encelade est une toute petite lune, si petite qu’on a longtemps pensé qu’elle ne présentait pas d’intérêt géologique et qu’elle était entièrement gelée. Mais il y a onze ans, Cassini a repéré des panaches de vapeur s’élevant de son pôle sud. On suppose maintenant que sous la croûte de glace s’étend un océan liquide. Le plus intéressant c’est que ces panaches de gaz révèlent la présence d’hydrogène et font penser aux sources hydrothermales des abysses de nos océans. Or dans ces sources naissent des microbes. Et il semble qu’il y ait assez d’énergie sur Encelade pour produire aussi des microorganismes… ou pas. Europe, l’une des grandes lunes de Jupiter, a également un océan recouvert de glace. Le télescope spatial Hubble y a observé, à deux reprises au moins, des panaches de vapeur.
Cassini vient d’entamer son dernier voyage : ayant plongé dans l’espace restreint qui sépare Saturne de son anneau le plus proche, elle tournera encore 22 fois puis, son carburant étant épuisé, elle s’autodétruira en allant se désintégrer dans la haute atmosphère le 15 septembre.

 

Victor Hugo qui, décrivant Booz endormi dans son champ livré aux glaneuses, comparait la Lune à « une faucille d’or lancée par Dieu pour moissonner les étoiles » aurait aimé apprendre tout cela.

 

Kenneth Chang – International New York Times – 19 avril 2017

Dennis Overbye  – International New York Times – 26 avril 2017

http://www.futura-sciences.com

 

La nouvelle ardoise magique

Les avancées de la connaissance illustrent le décalage entre les moyens de communication actuels – la parole et l’écriture par le biais d’un stylo ou d’un clavier – et les capacités du cerveau. « Et si vous pouviez taper des mots directement depuis votre cerveau ? Ça a l’air impossible, mais c’est plus proche que ce que vous pouvez imaginer », déclare Regina Dugan, qui dirige pour Facebook Building8, une division chargée de construire de nouveaux produits hardware permettant d’améliorer les connexions entre les gens. L’objectif est d’arriver dans les deux prochaines années à créer un système capable de décoder des pensées dans le cerveau et de les retranscrire directement sur un ordinateur à la vitesse de 100 mots par minute, soit cinq fois plus vite que le temps nécessaire pour les taper sur smartphone.

 

A long terme, Regina Dugan envisage un système permettant de ne plus avoir besoin d’apprendre différentes langues : un mot serait réduit à une « pensée compressée » qui serait ensuite « décompressée » dans une autre langue. « Il pourrait être possible pour moi de penser en mandarin et pour vous de le ressentir immédiatement en espagnol ».

 

Autre projet : permettre à la peau d’entendre, en s’inspirant du braille. Le laboratoire a montré une vidéo où une employée reconnaissait les fréquences acoustiques sur son bras. Cette technologie permettrait notamment aux illettrés d’avoir un meilleur accès à la connaissance : « 780 millions de personnes dans le monde ne peuvent pas lire ou écrire, mais peuvent penser et sentir ».

 

Anaïs Moutot – Les Echos – 24 avril 2017

 

 

Les jeunes Américains, produit d’exportation pour les Etats-Unis

L’article résumé ci-dessous a été rédigé par un citoyen américain dont le grand-père a quitté l’Inde à 16 ans pour aider ses cinq jeunes frères et sœurs. Il a commencé comme balayeur au Kenya, puis ses enfants ont émigré à leur tour aux Etats-Unis, en Angleterre, en Australie. Ses descendants sont médecins, avocats, fonctionnaires, managers dans le monde entier. Les enfants de l’auteur ont déjà travaillé au Brésil et en Indonésie et son fils aîné vient de lui annoncer qu’il cherchait un emploi de journaliste… en Inde.

 

Aujourd'hui neuf millions d’Américains vivent à l’étranger contre quatre millions en 1999. Au cours du présent siècle, le plus important produit d’exportation américain sera … les Américains eux-mêmes.

 

Beaucoup frémissent à l’idée de devoir quitter leur pays pour faire autre chose que du tourisme. Il y a relativement beaucoup moins d’Américains travaillant à l’étranger que de ressortissants d’autres pays développés. Seul un tiers des Américains possède un passeport à jour, contre 60% des Canadiens et 75% des Britanniques. Le XXe siècle était le siècle des Etats-Unis. Ce ne sera pas le cas du XXIe. Au Danemark, en Nouvelle-Zélande les jeunes ont une qualité de vie bien supérieure.

 

Les expatriés américains réussissent plutôt bien. Ils touchent de bons salaires comme pilotes de ligne, ingénieurs, cadres supérieurs, professeurs d’anglais. Cette globalisation ne vaut pas seulement pour les diplômés de l’enseignement supérieur. Certes, gagner 150 pesos par jour dans une usine d’automobiles d’Aguascalientes au Mexique, c’est moins bien que 40$ à Detroit, mais mieux que de faire des hamburgers à 8$ de l’heure. Au lieu de construire un mur, Trump devrait exiger du Mexique qu’il ouvre son marché du travail aux Américains.

 

Suketu Mehta – professeur de journalisme à l’Université de New-York – International New York Times – 22 avril 2017

 

La mutation du commerce

Les Etats-Unis vivent en ce moment deux phénomènes « torrentiels » : la régression des magasins et boutiques en ville, le développement de la vente en ligne. Cette restructuration de l’activité commerciale est extraordinairement rapide. Entre 2010 et 2014, l’e-commerce a augmenté au rythme de 30 milliards de dollars par an et de 40 milliards chaque année au cours des deux dernières années. Des centres commerciaux deviennent de véritables vaisseaux fantômes avec des lampadaires qui n’éclairent que le vide des parkings et des escaliers mécaniques qui ne mènent nulle part. Des marques qui n’existaient qu’en boutiques perdent du terrain.

 

Le chômage progresse très vite : 89 000 salariés du commerce traditionnel ont été licenciés depuis octobre dernier, plus que n’emploie de personnes cette industrie du charbon que le président Trump s’est engagé à protéger. Non loin de New-York, un site d’Amazon occupe plus de 4 000 personnes et un nombre indéterminé de robots à gérer des stocks qui sont déplacés sur plus de 10 km de tapis roulants. Comment le commerce traditionnel pourrait-il lutter contre un adversaire qui présente sur Internet une offre illimité et est capable de livrer à domicile n’importe quel produit le jour même ou le lendemain ?

 

Un courant inverse semble s’amorcer, symboliquement représenté par le fait qu’Amazon ouvre des librairies. Ce phénomène intervenant dans une période de quasi plein-emploi, son impact immédiat reste limité. En même temps, il devient structurel et irréversible. Il y a là un changement qui va profondément changer la société.

 

Michael Corkery – International New York Times – 18 avril 2017

 

L’automobile physionomiste

A l’âge digital, notre visage est partout, notamment sur les réseaux sociaux. Bientôt, il sera connu de votre voiture. Elle saura tout de vous à partir du moment où vous en prendrez possession. Elle s’ajustera à vos besoins et pourra anticiper vos désirs. Votre siège sera évidemment à mémoire de forme. La radio de bord, qui connaîtra vos musiques favorites,  adaptera son programme à votre humeur du moment. Vous pourrez choisir de conduire vous-même –  en mode pépère ou sportif – ou de vous mettre en pilote automatique. Vous serez prévenu à temps de tous les problèmes : embouteillage à éviter, excès de vitesse de votre part à corriger. La machine détectera, d’après la direction de votre regard et votre physionomie, si vous êtes en forme ou fatigué et vous conseillera éventuellement une petite pause. Et si vous portez des lunettes ou un chapeau, cela ne changera rien. Grâce à la reconnaissance faciale et aux systèmes de contrôle à distance, votre voiture sera presque impossible à voler. Et grâce à des assistants personnels comme Alexa d’Amazon, vous pourrez même faire vos courses tout en laissant la voiture conduire.

 

Reste une question, celle de la vie privée. C’est prévu aussi : vous aurez toujours la possibilité de débrancher ces systèmes.

 

John R. Quain – International New York Times – 18 avril 2017

 

Une colonne Morris dépolluante ?

C’est la place Victor-et-Hélène-Basch, aussi appelée place d’Alésia, dans le 14e arrondissement de Paris, qui a été choisie pour l’expérimentation. Au milieu de ce carrefour fortement pollué où transitent plus de 72 000 véhicules par jour, une copie de l’antique colonne Morris, ce mobilier urbain typiquement parisien qui faisait office de support d’informations au XIXe siècle, va être transformée en un puits de carbone. C’est la société Suez, spécialiste de gestion de l’eau et des déchets, qui est à l’origine du projet.

 

Le dispositif s’inspire de la photosynthèse des végétaux. Dans une colonne en verre emplie d’eau, des microalgues vont, à l’aide d’un système de ventilation, fixer le gaz carbonique présent dans l’air. A l’intérieur de cette sorte d’aquarium, ces organismes vivants vont capter la lumière extérieure plus  celle de diodes électroluminescentes pour transformer le CO² en dioxygène.

 

L’air purifié sera ensuite expulsé du puits de carbone vers l’extérieur. D’après la start-up Fermentalg, qui a développé ces micro-organismes, ces derniers seront aussi capables de capturer le dioxyde d’azote rejeté par les pots d’échappement.

 

A force d’aspirer du dioxyde de carbone, les organismes vont croître et se multiplier. Quand ils seront trop nombreux, le système les évacuera par le réseau s’assainissement vers la station d’épuration la plus proche.

 

Si le test se révèle positif, ces colonnes dépolluantes seront fabriquées en nombre et installés dès la fin de l’année dans les métropoles et les zones industrielles.

 

Fanny Guiné – Le Monde – 16 avril 2017

 

 

 

Où est le devoir ?

Voici deux faits qui n’ont rien à voir entre eux… apparemment. 

 

L’apprentissage, qui a longtemps été à la base du développement industriel de l’Allemagne, y devient de moins en moins populaire ; l’an dernier, 43 500 postes d’apprentis n’ont pas trouvé de candidat.

 

Le 21 mars avait lieu à Paris une conférence destinée à lancer une dynamique sur l’intelligence artificielle ; la France a besoin de profils qualifiés en informatique et en mathématiques ; nous sommes face à une immense pénurie qui va s’amplifier dans les années à venir ; Xavier Niel l’a senti en lançant l’Ecole 42 en 2013 ; il en faudrait une dans chaque région de France pour faire face à l’explosion des besoins ; encore faut-il que ces jeunes aient reçu en amont les formations techniques adaptées.

 

« En amont… » : l’amont est le lieu du problème. Les jeunes Allemands sentent qu’ils ne pourront pas réussir leur vie professionnelle à partir de métiers industriels voués à brève échéance à se transformer. Et ils ont raison de s’en détourner. Les jeunes Français ne trouvent ni dans l’Education nationale, ni dans les professions industrielles les moyens qui leur permettraient de se positionner en vue de leur réussite future.

 

Comment croire bonne une gestion qui méconnait à ce point la responsabilité vis-à-vis de l’avenir ? Il y a quelque chose de tragique dans cette semblable impuissance des institutions spécialisées, françaises et allemandes, à faire leur devoir vis-à-vis des jeunes dans un contexte à venir désormais connu de tout le monde.

 

Antoine Jean-Jean – Les Echos – 1er avril 2017

Thibaut Madelin – Les Echos – 6 avril 2017

 

Le regard sensible

« Regardez, vous êtes filmés », ce pourrait être le slogan pour le musée Louvre-Lens qui présente l’exposition Le mystère Le Nain. Il s’agit d’une démarche unique au monde d’analyse de la perception de peintures par 600 visiteurs, dont 100 scolaires. Des outils numériques enregistrent et mesurent le cheminement du regard de chacun, l’ordre dans lequel on regarde les différents secteurs d’un tableau, les déplacements des visiteurs, leurs interactions. Ensuite, les chercheurs demandent aux volontaires comment ils interprètent la toile et croisent ces données avec une enquête sociologique (visite en solitaire, en couple, en famille, âge, sexe…).

 

Cette expérience est menée par Mathias Blanc, sociologue à la Technische Universität de Berlin, et Cécile Picard-Limpens, informaticienne au CNRS-Université de Lille. « Nous avons choisi plusieurs tableaux des frères Le Nain (XVIIe siècle) qui représentent des familles de paysans buvant un verre devant l’âtre, prenant un repas, au marché ou bien encore gardant leurs troupeaux. Cette approche permet de voir comment adapter le discours muséal aux différents publics », explique Mathias Blanc.

 

Pour Marie Lavandier, historienne de l’art et directrice du musée : « Le sens et l’interprétation d’une œuvre d’art ne sont pas définis une fois pour toute par l’artiste ni son époque ; ils sont enrichis par chaque regard, chaque visiteur. »

 

Denis Sergent – La Croix – 28 mars 2017

 

Le livre, machine à voyager

Une étude menée par Ipsos pour le Centre national du livre confirme que l’intérêt des Français pour la lecture reste fort. 92% des Français s’immergent dans des livres. Les pratiques évoluent : on lit de plus en plus dans les transports et les lieux publics, on achète en ligne ou on charge un livre dans une tablette. L’affluence du public ne se dément pas dans les foires aux livres.

 

Leur disparition est un fantasme. Leurs transformations en revanche sautent aux yeux : livres audio, livres numériques que l’on parcourt sur son smartphone. Ce qui aujourd'hui fait la force des livres c’est qu’ils attendent, indéfiniment, sans un bruit, qu’on plonge dans leur silence, qu’on s’immerge seul dans l’espace qu’ils ouvrent. Aussitôt, ce silence solitaire se découvre peuplé de cris, de murmures, de chants, traversé de voix innombrables. Les pages monochromes sont habitées de tous les siècles, tous les climats, les langues, les sentiments, les idées, les intrigues. Quand on lit un livre, on est toujours emporté ailleurs, mais entouré d’autres humains. Les livres sont les plus étranges machines à voyage qui soient. Ils transportent n’importe qui dans le temps comme dans l’espace. Lire c’est devenir pour un moment un mutant, un nomade, un autre que soi.

 

On voit bien pourquoi tous les totalitarismes essaient de supprimer les livres. Ces derniers permettent l’expérience du multiple et de l’intériorité libre. Pour la combattre, il faut imposer la lecture d’un livre unique (Mein Kampf ou Le Petit Livre rouge) et brûler tous les autres, mettre le feu aux bibliothèques pour garantir que ne règne qu’une vérité, un seul ordre du monde, une seule histoire humaine. Cycliquement, cette tentation revient. Elle fait des ravages, mais finit par échouer. Et les livres perdurent, tenaces, solitaires, multiples.

 

Roger-Pol Droit – Les Echos – 24 mars 2017

 

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