Prospective - Edito : Prospective et sentiment de l'attente

J’étais jeune et impatiente : plutôt me priver d’une baguette de pain ou d’une séance de cinéma que d’attendre mon tour dans la queue ! Et puis j’ai rencontré un vieux savant. Il était radieux, le CNRS avait enfin accepté le thème qu’il étudiait depuis plusieurs décennies. « Vous voyez, dit-il, la vie est longue ; on a toujours le temps. » Leçon inoubliable !

Tout obtenir immédiatement est généralement un privilège. « J’ai failli attendre ! », se serait exclamé Louis XIV, dont le carrosse était arrivé quelques minutes plus tard que d’habitude. Plus on est puissant ou riche, moins on attend ce qu’on désire. Plus un moyen de transport est rapide, plus il est coûteux : le TGV contre le car, le jet privé contre les avions de ligne … Faire partie pour une raison ou une autre d’un groupe à part, c’est bénéficier de passe-droit. Et l’on passe devant tout le monde pour un spectacle, une exposition, un péage d’autoroute ... Mais il en est des coupe-fil qui s’achètent sur Internet comme de la mode qui se démode quand elle se démocratise.

Tout cela subit un effet de balancier. Au temps des rois fainéants qui somnolaient, dit-on, dans leurs chars tirés par des bœufs, ou à celui des traversées transatlantiques sur des paquebots de luxe, c’était la possibilité de perdre du temps. L’oisiveté était signe de richesse et de pouvoir. Mais ce peut être aussi l’inverse. Ambivalence du statut social : pouvoir consacrer une année à faire le tour du monde à la voile est autant dans le vent qu’afficher qu’on est sans cesse débordé.

Faire la queue, ce peut être aussi très chic. Sinon pourquoi ces files de touristes qui, sur la foi d’un guide de voyage, attendent des heures pour déguster un macaron ou une pitta au fallafel ? Sinon pourquoi attendre devant un magasin de luxe qu’on vous admette un par un pour avoir le droit d’acheter un seul sac ou une seule valise ? La mode suscite le désir. La rareté signe le statut social. Sinon, pourquoi considèrerait on comme un privilège d’être admis à s’inscrire sur une liste d’attente de plusieurs semaines ou plusieurs mois pour se procurer un accessoire de marque… voire le nec plus ultra des robots ménagers… qui à son tour vous permettra de réussir en quelques minutes chrono un plat raffinée qui prenait auparavant des heures à cuisiner.

Mais, quand ce n’est pas chic, personne n’aime faire la queue. C’est pourquoi, de plus en plus de magasins et services optimisent les files d’attente en établissant une file unique, quel que soit le nombre de caisses ou de guichets. Cela ne résout pas tous les problèmes, mais minimise le risque de la loi de Murphy – celle qui veut que, dès qu’on a choisi la file qui semblait la plus courte ou la plus rapide, celle-ci cesse d’avancer.

Enfin, grâce à la technologie numérique, ce temps des files d’attente sera bientôt révolu. Hurikat, info trafic des files d’attente vous informe en temps réel du meilleur moment pour aller au musée, appeler un service client, ou contacter une administration. En faisant appel à Hedetmoi.com vous pouvez envoyer quelqu’un faire la queue à votre place. Lineberty.com est un site sur lequel vous indiquez l’heure et le nombre de personnes à faire entrer dans un musée ou un spectacle et qui vous délivre une estimation du temps d’attente et un ticket pour passer directement à la caisse.

Et, en Inde, vient d’être lancé Sminq, une application pour mobiles qui permet de créer des files d’attente virtuelles : on n’arrive sur place que lorsque c’est à son tour de passer. Expérimentée dans la ville de Poona pour l’accès aux cliniques et cabinets médicaux, cette application a eu tellement de succès (120 000 patients impatients déjà inscrits et satisfaits) qu’elle a reçu un financement de 1 million de dollars pour être étendue à d’autres régions et d’autres domaines.

Mais la leçon du vieux monsieur demeure valable. Perdre du temps, c’est souvent en gagner. Le désir a du bon : il donne du prix aux choses. La patience est une vertu, pour autant que l’on ne reste pas inactif. Il a fallu cinq ans à Jean-Pierre Sauvage, notre récent prix Nobel de chimie, pour « nouer » des molécules en nœud de trèfle. La démarche prospective, c’est faire en sorte que le futur se produise tel qu’on l’espère.

Hélène Braun

Joyeux anniversaire, Wonder Woman!

Wonder Woman vient d’avoir 75 ans. Une réception en son honneur s’est tenue…  au siège des Nations Unies ! Parmi les invités, Diane Nelson, présidente de DC Entertainment, la société qui possède les droits de la bande dessinée, Lynda Carter, l’actrice qui fut Wonder Woman à la télévision dans les années 1970, Gal Gadot, qui l’incarnera bientôt au cinéma, et Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations Unies. Ce dernier n’était pas que l’hôte, il a un rôle dans cette histoire puisqu’il a été nommé ambassadeur honoraire pour le Pouvoir des femmes et l’égalité des genres, l’un des 17 objectifs de développement que viennent de se fixer les Nations Unies.

D’un côté, cela fait sens. Wonder Woman est l’exemple de la femme forte, indépendante, qui combat pour l’égalité et la justice. Contrairement à Supergirl ou Batgirl, elle n’est pas la version féminine d’un super héros masculin. Elle ne se déguise pas comme Catwoman. Et cela fait encore plus sens quand on se rend compte que, déjà en 1943, elle était candidate à la présidence des Etats-Unis (même si la bande dessinée était sous-titrée Mille années dans le futur)

De l’autre, il y a la question du costume. Car Wonder Woman va au boulot en maillot de bain sans bretelles aux couleurs du drapeau américain, chaussée de hautes bottes rouges, longues cuisses nues et décolleté généreux. Or, comme tous les superhéros, elle ne quitte jamais ses vêtements. Si bien qu’elle ressemble moins à une militante féministe qu’à une bombe sexuelle.

Lynda Carter, elle, a laissé son bustier au placard. Elle va bientôt revenir dans une nouvelle série télévisée, Supergirl, où elle sera une femme politique en longue veste bleu ciel, pantalons noirs et escarpins. Et à la fête d’anniversaire, elle était vêtue d’une robe de dentelle marine et noire d’un grand couturier.  

Vanessa Friedman – International New York Times – 20 octobre 2016

Conversations autour d’un feu

Quand les hommes ont maîtrisé le feu, ils ont pu éloigner les animaux dangereux, se chauffer, améliorer leur alimentation. Et puis, ils ont pu se réunir autour du feu et parler.

De quoi parlaient-ils ? Pour le savoir, Polly Wiessner s’est rendue en Afrique, chez le dernier peuple existant aujourd'hui de chasseurs-cueilleurs, les Bushmen.

Sur quoi portent les conversations dans la journée ? On résoud des questions pratiques, on blague un peu. Et surtout, on rouspète : on se plaint, on critique, on médit…

Mais la nuit, tout est différent. On chante, on danse, on se livre à des cérémonies religieuses, on se raconte des histoires effrayantes, amusantes ou didactiques. Eclairés par les flammes, les visages deviennent plus expressifs. On met en scène des personnes réelles, on rejoue des mythes. Tout le monde participe. Hommes et femmes, vieux et jeunes, et les femmes ont souvent un enfant somnolent sur les genoux.

Comme l’écrit Polly Wiessner, « les heures passées autour du feu créent un cercle magique où l’on comprend mieux les pensées et les émotions d’autrui.»

Et c’est ainsi que sont nés le langage et la civilisation.

Melvin Konner – The Wall Street Journal – 17 octobre 2016

On a besoin des plus petits que soi

Les océans sont en péril : changement climatique, pêche intensive, destruction des habitats naturels, pollution mettent en danger non seulement la vie des animaux marins, mais aussi celle des hommes qui en dépendent pour leur nourriture et leur travail.

Ils nous fournissent chaque année plus de 80 millions de tonnes de poisson. Mais l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que 89% des stocks de poissons sauvages sont surexploités, un courant inquiétant quand on sait que le poisson représente la principale source de protéines de la moitié de la population mondiale. L’acidification des eaux, due au dioxyde de carbone, pourrait dissoudre des coquillages d’ici à 2018. Et le pire reste à venir.

En Antarctique, une minuscule crevette, le krill, est la nourriture de très nombreux animaux marins  – baleines, phoques, manchots et autres oiseaux de mer. Certains, comme la baleine, sont en haut de la chaîne alimentaire ; d’autres seront mangés à leur tour. En tout cas, le krill est le pivot de tout un écosystème.

Mais le krill est aujourd'hui menacé par l’homme qui le prélève en grandes quantités de plus en plus importantes pour nourrir les saumons d’élevage, améliorer les cosmétiques, enrichir les suppléments alimentaires.

Que  ce soit en Antarctique ou ailleurs, le seul recours pour le moment, c’est de gagner du temps en établissant des sanctuaires où la vie océane pourrait se régénérer.

 

José Maria Figueres, ancien président du Costa Rica et co-président de la Commission Océan Mondial  – International New York Times – 15 octobre 2016

 

 

Quand les pizzas se dessalent

Le sel est indispensable à la vie. L’excès de sel néfaste à la santé. Une étude menée en Grande Bretagne a montré qu’une réduction de sel de 15% entre 2003 et 2011 chez des sujets volontaires a entraîné une réduction de 40% des décès dus à une cardiopathie. Réduire le sel dans notre alimentation pourrait sans doute sauver des milliers de vies.

Mais, à la fois exhausteur de goût et conservateur efficace et bon marché, le sel est partout. Les aliments industriels et les plats préparés en contiennent énormément : 75% du sel consommé par les Américains provient de nourriture préparée et des restaurants. Le problème, c’est que nous aimons le sel.

C’est une difficulté pour les industries alimentaires : comment diminuer le sel sans dénaturer le produit ni faire fuir les clients ? Ce n’est pas évident et le précédent des soupes en conserve Campbell (celles dont Andy Warhol a immortalisé la boîte) est bien connu dans les milieux professionnels. En 2010, Campbell, voulant démontrer son souci de la santé publique, a diminué de 45% le sel de ses soupes.  Les consommateurs n’ont pas aimé … et le sel est revenu.

L’actualité porte sur les pizzas surgelées. Le sel aide la pâte à lever et assaisonne la garniture. Une pâte moins salée lèvera mal dans le four du particulier et ne croustillera pas de la même manière. Un fromage AOC moins salé risque de perdre son nom.

En réalité, il est facile de se déshabituer petit à petit du goût salé pour atteindre des seuils acceptables pour la santé (essayez chez vous). Mais il faudrait alors que tous les fabricants diminuent peu à peu le sel, ensemble, en même temps.

La morale de cette histoire, c’est qu’il ne faut pas trop manger de pizza industrielle.

Corby Kummer – International New York Times – 13 octobre 2016

L’archéologie sort le Moyen Age de l’ombre

Ce sont les gens de la Renaissance qui ont donné au Moyen Age sa mauvaise réputation. Ce faisant, ils faisaient leur propre promotion et celle d’un retour aux valeurs de l’Antiquité classique. Au XIXe siècle, l’idéologie politique a mis en avant les concepts de « république » (comme à Rome) et de « démocratie » (comme à Athènes), d’où le renforcement dans la littérature de la mauvaise réputation médiévale.

Depuis une trentaine d’années, l’archéologie nous aide à rétablir les faits. Elle fouille les habitats, les monuments, les tombes, les poubelles. Elle associe à ses recherches les archéosciences qui font parler les os humains ou animaux, les pollens, les graines, les charbons de bois …

Au Moyen-Age, les gens ne sont pas sales et ne meurent pas de faim. Les plus riches mangent du gibier, des viandes jeunes comme le cochon de lait ou le veau. Les paysans (95% de la population) se nourrissent de bœuf, de mouton, de porc, de volaille, de poisson, d’œufs, de céréales et de légumes. Certes, ils souffrent de fractures, de maladies inflammatoires, de carences alimentaires. Mais moins qu’aujourd'hui de caries et d’ostéoporose. La mortalité infantile est importante, mais elle ne diminuera qu’au XVIIIe siècle avec les premières vaccinations

L’archéologie fait surgir le Moyen-Age comme une époque dynamique où l’héritage antique fusionne avec des apports nouveaux, technologiques, législatifs, culturels. Par exemple, dès le VIIIe siècle, le bassin de la Seine est saturé en moulins à eau pour la farine, mais aussi le papier et le fer. Les élites n’habitent pas dans un château fort en pierre, mais dans de grandes maisons de plain-pied. Les premières villes n’ont pas laissé de traces parce qu’elles sont en bois ou en pisé,  mais elles ont bel et bien existé, préfigurant les nôtres. La ville du XIIIe siècle est un grand chantier où se construisent une cathédrale, un beffroi, des halles, des ponts de pierre, où l’on pave les rues.

Bref, on est bien loin de l’image noire et romantique décrite dans les romans gothiques.

Pierre Barthélémy – Le Monde – 12 octobre 2016

Quoi de neuf au Moyen Age ? – jusqu’au 6 août 2017 – Cité des sciences et de l’industrie de Paris

Les lunettes qui murmurent à l’oreille des malvoyants

Dans le monde, 135 millions de personnes sont atteintes de déficience visuelle. Elles ne sont pas totalement aveugles, mais, quand les verres correcteurs ne suffisent plus, ce handicap les prive gravement d’autonomie dans les gestes les plus quotidiens.

MyEye (de Essilor) est une nouvelle technologie qui vient à leur secours. Le système comprend une mini-caméra, un logiciel de reconnaissance des signes et un écouteur très légers qui s’adaptent sur le côté de n’importe quelle monture de lunettes  et un boîtier de commande qu’on porte dans sa poche.

Lorsque l’utilisateur en a besoin, il pointe du doigt le papier, le panneau, l’écran … et MyEye lui chuchote le texte à l’oreille (par conduction osseuse). Menu, nom de rue, ordonnance, indications sur les emballages, billet de banque, cadran de téléphone, télécommande … les applications sont innombrables. Le dispositif est aussi capable de reconnaître une centaine de visages familiers enregistrés avec leur prénom dans sa base de données.

Le dispositif fonctionne n’importe où et n’a pas besoin d’Internet, de Wi-Fi ou Bluetooth.

Il est encore cher (près de 4 000€ pour le système complet ou 3 000 € pour celui qui ne prend en charge que la lecture) mais est déjà commercialisé.

Anthony Morel – Culture Geek – BFM – 12 octobre 2016

https://www.silmoparis.com

La vertu des menus propos

Se confier à son meilleur ami, c’est bien. Echanger quelques mots avec des étrangers, c’est bien aussi. Les gens qui font la causette avec le barman, la boulangère, le vendeur de journaux …  semblent mieux dans leur peau. Le papotage, qui fait sortir autrui de son invisibilité et de son anonymat, est un facilitateur social.

Expérience typiquement américaine : en 2014, des psychologues ont recruté dans une gare de chemin de fer de Chicago 118 personnes qui se rendaient en train à leur travail. Ils ont, au hasard, divisé l’échantillon en trois groupes. Les passagers du premier devaient entamer une conversation avec un inconnu. Ceux du deuxième ne parler à personne et savourer leur solitude. Le troisième groupe servait de contrôle : ceux qui en faisaient partie ne changeaient pas leurs habitudes. Les gens qui avaient fait la causette se sentaient mieux et pas moins efficaces.

Pratique typiquement américaine : aider les gens à rompre leur solitude devient un business. «Besoin de motivation pour marcher? Peur de marcher tout seul la nuit? Vous n’aimez tout simplement pas vous promener seul? Vous avez besoin du promeneur de personnes !». Telle est l’offre, à Los Angeles, de l’acteur Chuck McCarthy. Le tarif : 7 dollars pour un kilomètre et demi. Les affaires marchent. McCarthy a déjà recruté cinq autres promeneurs pour répondre à la demande.  

«De nos jours, l’interaction sociale est aussi simple qu’un like, un commentaire ou un swipe», constate le magazine Entrepreneur, qui nomme McCarthy «l’entrepreneur occidental qui s’attaque au problème de la solitude».   

Jean-Marie Colombani - Slate.fr - 20 septembre 2016 et Direct matin 23 septembre 2016 Jennifer Breheny Wallace – The Wall Street Journal – 1er octobre 2016

Peut-on louer un ventre ?

En Inde, une loi en projet va probablement interdire le « métier » de mère porteuse.

Il existe des cliniques spécialisées dans toutes les grandes villes indiennes. On évalue à 2 milliards de dollars par an le chiffre d’affaire de ce commerce. Trois mille enfants naissent ainsi chaque année, achetés par des familles du monde entier. Toute une économie s’est développée autour de ces cliniques : des agences de voyage, des avocats, des hôtels, etc. On trouve sur des sites web dédiés des offres comme celle-ci : « visitez le Taj Mahal en attendant votre bébé ».

Au moment de la « livraison », les mères porteuses reçoivent 300 000 roupies, soit un peu plus de 4 000 €, ce qui en Inde représente beaucoup d’argent et permet de financer les études des enfants, la réparation de la maison, l’accession à un minimum de bien-être…

La loi ne tolèrerait désormais que des formes bénévoles, sans qu’il y ait échange d’argent. Le débat est intense.

D’un côté les abolitionnistes estiment qu’il est mal que des femmes louent leur ventre, au risque de leur santé et de leur vie. L’image du pays en est ternie.

De l’autre, on pense que cela va continuer de toute manière, mais dans la clandestinité,  car l’offre et la demande sont toujours là.

Les deux parties perçoivent la nécessité de la régulation. Elles ont aussi conscience des dégâts que ferait l’interdiction dans un pays où de nombreuses familles échappent ainsi à l’extrême pauvreté et accèdent à un minimum de sécurité économique. La directrice d’une clinique spécialisée résume : « Il existe bien un marché de la mère porteuse. Nous souhaitons qu’il soit régulé et que les mères porteuses soient mieux protégées. Mais l’interdiction serait une catastrophe. Et le marché se déplacerait ailleurs. » (L’activité de mère porteuse ne resterait autorisée qu’en Russie, en Ukraine et dans certains Etats des Etats-Unis).

La recherche d’un compromis est en cours. 

Sunaina Kumar – Die Zeit – 29 septembre 2016

La bactérie qui venait du froid

Dans la péninsule de Yamal, tout au nord de la Russie, il fait toujours particulièrement froid. Un peu moins depuis quelques années. Et puis, l’été dernier, on a enregistré une hausse sans précédent de la  température : de 12,3° en moyenne, elle est passée à 18° environ. Le permafrost a fondu.

Ce faisant, il a libéré la bactérie de l’anthrax (ou maladie du charbon), qui sommeillait dans ce congélateur naturel. Elle a propagé des spores dans l’air, l’eau, la poussière. 2 500 rennes et 23 personnes ont été contaminés. Un garçon de 12 ans est mort le 1er août de cette maladie qu’on croyait éradiquée (les campagnes de vaccination avaient été arrêtées en 2007).

C’est d’autant plus inquiétant qu’il existe aussi en Sibérie 39 fosses communes de rennes sauvages dont deux remontent à une épidémie en 1931.

D’autres virus, celui de la variole notamment, sont conservés sous la glace depuis l’époque des mammouths et pourraient ressurgir de même. « Il est évident  que le changement climatique va nous apporter plus d’une mauvais surprise », a déclaré Viktor Maléiev, directeur de l’Institut d’épidémiologie de Russie. Boris Kerchengoltz, chercheur spécialisé dans le pergélisol à l’Académie russe des sciences de la Iakoutie, se montre encore plus alarmant à propos de ces « infections millénaires dangereuses. Comment se comporteront-ils ces micro-organismes dans notre environnement ? Personne ne le sait. »

La zone arctique peut être concernée de toutes sortes de manières par le réchauffement climatique. Les fondations des habitations et des oléoducs, construits sur la dureté de la terre gelée, deviennent moins solides. Des immeubles s’effondrent. Et on commence à installer, sous le ballast des chemins de fer, des tuyaux pour refroidir la terre.

Isabelle Mandraud – Le Monde – 30 août 2016

Une forêt pour l’avenir de l’écologie

Une vaste parcelle de 1 600 ha acquise par l’université Harvard en 1907 est l’un des meilleurs centres de recherche écologique du monde. Entre high-tech et exploration du passé, les chercheurs tentent d’y prédire l’avenir de nos écosystèmes.

En hauteur, sur des tours d’acier qui culminent au-dessus de la canopée et au sol, des milliers d’instruments  mesurent le vent, l’hygrométrie, la température, le dioxyde de carbone, tous les échanges gazeux de la forêt, vapeur d’eau, ozone, oxyde nitreux. Ils analysent aussi la lumière, dans le visible et l’infrarouge. D’autres capteurs comptent le débit des ruisseaux, le poids de la couche neigeuse, le taux de respiration des microbes du sol, le débit de la sève dans les arbres… Des millions de données journalières dressent ainsi un tableau vivant du métabolisme de la forêt.

Se fondant sur ces données, plusieurs centaines de scientifiques mènent simultanément une quarantaine d’expériences visant à étudier toutes les facettes de l’écologie forestière : depuis les effets de la pollution azotée à ceux du réchauffement climatique, en passant par l’impact des ravageurs, du grand gibier ou les conséquences des tempêtes… L’ambition : atteindre un jour les mêmes capacités prédictives que la météorologie et comprendre à quoi ressemblera ce territoire dans cinquante ans et au-delà.

Qu’une parcelle ait toujours été boisée, qu’elle ait été un jour cultivée et fertilisée ou bien qu’elle ait servi de prairie change tout : les nutriments présents, les essences, les cycles biologiques … On se rend compte que les effets du réchauffement ne se mesurent pas en cinq ou dix ans, les évolutions, les variations sont plus longues. Depuis plus d’un siècle, avec des méthodes sans cesse actualisées, on y explore le passé pour explorer l’avenir. On sait ici l’importance du temps long en écologie.

Et comme la forêt de Harvard est vraiment une entreprise prospective, les études y débouchent sur l’action.

« Nous voulons absolument que nos résultats soient utiles, dit David Foster, directeur de la Forêt.  Nous ne nous contentons pas d’envoyer nos publications a posteriori aux décideurs, locaux, nationaux et internationaux. Nous les associons à la conception même de nos programmes de recherche. Cela nous aide à comprendre les questions qu’ils se posent, et eux nous font davantage confiance. Nous sommes à un moment de l’histoire où il est désespérément urgent que le savoir produit ici trouve le chemin de la décision politique. »

Yves Sciama – Le Monde – 24 août 2016

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