PROMOUVOIR LA DÉMARCHE PROSPECTIVE

prospective>>> Comment survivre quand se vide le monde rural ?
>>> L’héritage à l’ère du du numérique
>>> Un rêve de prison …
>>> Potins de bureau sur la Toile
>>> Un archéologue qui ne manque pas de piquants
>>> Temps perdu et retrouvé
>>> L’hôpital, même pas peur !
>>> Circulez, il y a tout à penser
>>> Qui a peur du grand méchant loup ?
>>> Les bibliothèques en question

Comment survivre quand se vide le monde rural ?

En Allemagne, alors que les banlieues des grandes villes ne cessent de s’étendre, beaucoup de zones rurales se désertifient très rapidement. A l’Ouest, 41% des communes ont perdu des habitants entre 2007 et 2012. A l’Est, c’est bien pire : 84%. Seules demeurent quelques personnes âgées. Les services publics ne desservent plus leurs villages que de manière occasionnelle. Plus de boulanger, plus d’épicier, plus de plombier … Etant donné que nous connaissons la même situation en France, il n’est pas sans intérêt de décrire quelques initiatives récentes.

Des villageois se sont cotisés pour acheter un vieux minibus ; 20 bénévoles le conduisent à tour de rôle et établissent chaque jour des circuits correspondant à la demande. En Rhénanie Palatinat, ce système informel a eu tant de succès que la Région est intervenue pour faciliter l’achat de minibus plus récents.

Quand les écoliers sont trop dispersés pour le ramassage scolaire, on les réunit par hameau et des instituteurs font la tournée ; des dispositifs d’alternance ont été mis en place, qui conjuguent l’enseignement dispensé à l’école et celui que l’instituteur vient apporter sur place.

La même logique s’applique à la santé. Jusqu’ici, personne ne s’occupait des patients qui ne pouvaient se rendre à l’hôpital ou au dispensaire. Désormais, des dentistes, des kinésithérapeutes, des médecins, des pharmaciens … se font « colporteurs ».

La télémédecine est aussi un recours. A Kaiserslautern, une clinique suit en permanence des patients immobilisés chez eux dans un rayon de 90 km. Dès que les constantes d’un malade se dégradent, on envoie une ambulance.

Une commune qui ne compte plus que 2 500 habitants avait besoin de rénover son système de canalisations et ses égouts. Mais elle n’avait pas les moyens de débourser les 12 millions d’euros qu’il en aurait coûté. Par chance, un lycée technique de la région a conçu un dispositif beaucoup plus économique, adapté aux besoins des petites collectivités.

Au pied des Alpes, 14 communes regroupant 30 000 personnes ont créé ensemble un réseau d’épiceries-restaurants animé par des vieilles dames qui aiment faire la cuisine et la conversation.

Ces réalisations ne sont pas à la dimension du problème global de la désertification. Elles sont par ailleurs loin d’être généralisées. Mais le mouvement se répand en tâche d’huile. Et, ce qui est remarquable, c’est qu’elles sont locales, conçues et mises en œuvre par les gens eux-mêmes.

Markus Deggerich – Der Spiegel – 30 mars 2015
Prospective.fr

 

L’héritage à l’ère du numérique

En Droit, on peut transmettre un bien matériel ou un bien immatériel protégé par la loi, comme les œuvres de l’esprit. C’est ainsi que le droit d’auteur est un temps transmissible aux héritiers. Mais les données personnelles ne sont pas considérées comme des biens. Par conséquent, ils ne sont pas transmissibles et disparaissent avec nous. Cela crée un vide juridique.

C’est dans cette optique que Facebook a lancé une nouvelle fonctionnalité permettant, lorsqu’un utilisateur vient à mourir, de transformer n’importe quel profil en mémorial et de céder certaines informations aux proches.

La CNIL souligne qu’elle veille à ce que l’informatique ne porte atteinte ni à l’identité du défunt, ni à la vie privée de ses héritiers. Elle rappelle que la loi ne prévoit pas de transmission des droits du défunt aux héritiers : un héritier ne peut donc avoir accès aux données d’un défunt.

Cela peut poser de gros problèmes quand les profils de réseaux sociaux continuent d’exister et sont même parfois suggérés automatiquement aux autres utilisateurs. Sans oublier le cas de nombreuses PME dont toute l’activité repose sur le compte personnel de leurs patrons. La vie d’une entreprise peut ainsi s’arrêter du jour au lendemain avec la mort de son dirigeant.

Facebook aux Etats-Unis offre la possibilité de désigner un « contact d’héritage ». A la mort de l’utilisateur, ce légataire peut gérer le profil du défunt, alerter ses contacts et répondre aux messages qu’il continue de recevoir. Mais il n’aura pas accès aux anciens messages.

La plupart des autres plateformes (Google, Yahoo, Outlook, LinkedIn, Twitter) proposent des formulaires spécifiques, mais ceux-ci restent largement ignorés du grand public.

« Doit-on réguler la présence post mortem, veut-on que nos enfants sachent tout de notre vie numérique ? », se demande Nicolas Capt, avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies aux barreaux de Genève et Paris. «  C’est un débat de société qui doit s’engager. »

Nicolas Rauline – Les Echos – 19 mars 2015

 

Un rêve de prison …

Une ambiance paisible, pas de barreaux aux fenêtres, pas de barbelés, pas de miradors, des caméras de surveillance seulement en extérieur, des bâtiments modernes d’un seul étage, bien équipés, entourés d’un grand bois de 5 000 m² où poussent des myrtilles sauvages et où l’on peut se promener sans être accompagné … seul le haut mur d’enceinte est là pour rappeler à chacun qu’il se trouve en prison. Nous sommes à Halden, traduction concrète de la philosophie norvégienne qui place le pardon au-dessus de la punition.

Construit il y a cinq ans, ce complexe répond aux objectifs du ministère de la Justice : organiser l’univers carcéral autour de la réhabilitation par l’éducation, l’apprentissage et la thérapie, et viser à terme la réinsertion de chacun. A l’issue de sa peine (qui n’excède jamais 21 ans), chaque détenu est assuré de trouver un logement, un emploi, une couverture sociale. La devise du système pénal norvégien : « mieux vaut dehors que dedans ». Certes, cela a un coût. Mais la Norvège est riche et ce coût est bien moindre que celui de la criminalité.

L’architecture et l’organisation de Halden ont été conçues pour alléger la pression psychologique et minimiser les conflits. La sécurité est dite « dynamique » : les employés sont proches des prisonniers, les surveillants échangent amicalement avec eux. Les myrtilles jouent aussi un rôle dans ce pays où le soleil, le grand air, la nature sont considérés comme des éléments indispensable de l’équilibre des personnes.

Et en effet, la cellule d’isolement n’a jamais été utilisée et on ne déplore aucune évasion. Les incidents violents sont rarissimes et n’ont été commis que dans l’unité restrictive A, celle où sont les prisonniers qui ont besoin d’une surveillance médicale ou psychiatrique ou bien dont les crimes leur vaudraient l’animosité des détenus des unités B et C, plus ouvertes. Pourtant, les 250 détenus de Halden ne sont pas des enfants de chœur : la moitié ont commis des crimes graves (meurtre, agression, viol) et un tiers sont des trafiquants de drogue.

Seulement 2/5 des prisonniers sont de nationalité norvégienne, les autres viennent de 30 pays du monde – beaucoup parlent à peine le norvégien, si bien que la lingua franca est l’anglais. S’ils se tiennent bien pour la plupart, ce n’est pas parce qu’ils ont été élevés à la norvégienne, mais parce qu’ils se sentent respectés.

Selon un rapport rédigé par Ragnar Kristoffersen, anthropologue spécialisé sur le sujet, la récidive du pays est la plus basse de Scandinavie, avec un taux de 20%. (A titre de comparaison elle est estimée à 68% aux Etats-Unis). « Traiter les détenus avec humanité, reconnaît-il, est utile pour leur réhabilitation mais ce n’est pas une recette infaillible. En revanche, maltraiter celui dont on a la garde, c’est se faire du tort à soi-même ». Et de citer Dostoïevski : « On peut mesurer le degré de civilisation d’une société en visitant ses prisons. »

Jessica Benko – International New York Times – 28 mars 2015


Potins de bureau sur la Toile

A l’ère des médias sociaux, les entreprises ont dû se faire une raison : elles ne peuvent pas empêcher leurs employés de publier des indiscrétions sur Facebook ou Instagram et de médire par tweets interposés. La toile a même créé des endroits dédiés où les gens peuvent échanger des potins dans le plus strict anonymat. Ainsi, Glassdoor (« porte en verre »), où plus de 27 millions d’internautes ont posté des informations sur leurs employeurs. Ou encore Whisper and Secret (« chuchotement et secret ») qui répand des rumeurs sur les start-ups, les affaires, les patrons …

Une nouvelle application, Memo, a été lancée en janvier. Elle a pour objet de transformer le plaisir des commérages en quelque chose de productif. Memo compte déjà 10 000 adhérents, appartenant à 1 000 entreprises, dont Amazon, Deloitte ou Delta. Les employés y postent toutes les remarques désobligeantes qu’ils souhaitent. Exemple : « J’adorais mon entreprise jusqu’à ce qu’elle soit rachetée. La seule chose qui me plaît maintenant, c’est mon bureau et mon salaire. »

Parce que les employés ont peur de se plaindre directement, les dirigeants sont souvent les derniers informés des problèmes qui se posent au sein de leur personnel. Memo est à ce titre une mine de renseignements pour eux sur ce qui pourrait être amélioré. Dans un deuxième temps, Memo a le projet de devenir une véritable plate-forme d’échanges entre la direction et le personnel.

Toutes ces applications ont d’abord suscité mécontentement et inquiétude. Les employeurs étaient embarrassés de lire les commentaires désobligeants. Mais les choses ont évolué. Nous vivons dans un monde plus transparent. La plupart des cadres reconnaissent qu’il est devenu normal que chacun donne son point de vue. Seules les entreprises à l’ancienne, qui ne soucient pas de l’aspect émotionnel des relations en leur sein, ont du souci à se faire.

Fortune – avril 2015


Un archéologue qui ne manque pas de piquants

Les archéologues de l’Autorité Israélienne d’Archéologie (IAA) ont découvert une lampe à huile vieille de 1 400 ans avec l’aide d’un auxiliaire inattendu : un porc-épic.

Une patrouille qui avait pour mission d’empêcher les larcins sur les ruines de Horbat Siv, un site byzantin au centre d’Israël, a aperçu une lampe à huile posée au sommet du tas de terre qu’un porc-épic avait formé en creusant son terrier, un tunnel de 15 mètres de long.

« Le porc-épic, opiniâtre terrassier, est excellent archéologue. Très souvent il creuse son terrier sur les sites de fouilles archéologiques. Il rejette soigneusement de côté la terre et les objets qui obstruent son chemin, y compris tous les vestiges anciens qui pourraient s’y trouver », explique Ira Horovitz, responsable de la sécurité des sites.

Les chercheurs de l’IAA ont inspecté l’objet en céramique et d’autres pièces déterrées par le même porc-épic. Tous ces objets ont fourni des informations précieuses sur les anciens habitants de la région. Très reconnaissante à ce porc-épic pour son aide involontaire, l’IAA mais cependant en garde ses congénères : « creuser sur un site archéologique sans permission est une infraction ».

Jerusalem Post – 2 avril 2015


Temps perdu et retrouvé

« Marcel Proust aurait-il rédigé La Recherche s’il avait partagé les images de sa vie quotidienne sur Instagram ? S’il avait pris sur son smartphone la photo de ses plats préférés, aurait-il fait ressurgir son passé à partir d’une madeleine trempée dans une tasse de thé ?

C’est la question que je me posais en ramenant en voiture mon fils de 13 ans et ses deux copains après une longue séance de ski alpin.

– Alors, comment s’est passée la journée ?

Pas de réponse.

Coup d’œil dans le rétroviseur : ils sont à l’arrière, les joues rouges, occupés à se montrer les uns aux autres leurs exploits enregistrés par la webcam montée sur leur casque : « Ouah ! » « Super ! » …

Mes parents n’avaient pas de caméra, ne prenaient que des photos de groupes, sourires figés, aux mariages et aux baptêmes. Quand je veux me remémorer mon enfance, je ne dispose que de quelques photos, quelques récits et quelques souvenirs. Ce sont comme les indices d’une enquête policière pour reconstituer ce qui a pu se passer. Des scénarios émergent, des histoires se développent, qui font naître des émotions. Nets ou flous, vrais ou faux, ces souvenirs sont les miens, écrits dans la fumée de mes synapses. Je ne peux les vérifier en les rejouant instantanément sur un écran.

Ce qui rend la mémoire précieuse, c’est l’oubli. Vous vous souvenez comment c’est d’oublier ? Je crains que mon fils ne le sache pas. Un jour, cette faculté d’oubli nous manquera…

Quand nous faisons confiance aux puces pour conserver les instants présents, nous n’avons pas idée de ce que nous serons devenus lorsque nous les reverrons. Le cerveau humain n’est pas un disque dur destiné à conserver les informations telle quelles. Nos valeurs changent au fur et à mesure que nous prenons de l’âge, les expériences formidables de l’enfance et de l’adolescence perdent de leur magie mais d’autres événements nous deviennent plus précieux avec le temps. Si j’avais eu une caméra vidéo dans mes premières années d’adolescent, je pense que je n’aurais pas filmé ce qui compte aujourd’hui pour moi : ma mère dans son fauteuil bleu, soulignant des passages de Proust.

Il y a un risque plus grave encore: celui de gâcher notre capacité à former notre mémoire. A l’appui de cette intuition : une étude menée à l’University College de Londres sur l’influence probable de la technologie sur la démence précoce. Il est avéré que, quand on se fie à un GPS, les zones de l’hippocampe destinées à s’orienter dans l’espace et à se souvenir d’un trajet ne sont plus activées et s’atrophient à la longue.

Un souvenir jamais formé est bien pire qu’un souvenir oublié. Quand, après 50 ans, on commence à avoir des trous de mémoire, on s’énerve à essayer de retrouver une information, une image, une idée, une expérience … Mais elle n’est pas perdue : elle est enfouie, là, quelque part, et peut ressurgir à la faveur d’un certain gâteau.

Ce qui fait la magie de la mémoire, c’est aussi son imperfection. Elle attire notre attention sur les à côté de l’histoire que nous nous sommes racontée. Quand plus tard mon fils repensera à sa journée de ski, ce qui lui reviendra ce ne seront pas les exploits qu’il a filmés, mais les voix de ses amis, les ombres sur la montagne … voire le visage de son père dans la voiture. ».

Walter Kirn, écrivain – International New York Times, Style Magazine – 11 avril 2015


L’hôpital, même pas peur !

Dans le service de chirurgie pédiatrique de l’hôpital Sud à Rennes, les enfants partent au bloc avec le sourire et les médecins ont quasiment abandonné les anxiolytiques préopératoires. Sur la feuille de consultation accrochée au pied des lits, cette indication : « Prémédication : tablette ».

Dès l’installation dans la chambre, le futur opéré (de 3 à 10 ans) reçoit une tablette dans une housse de couleur. Ses parents et lui entrent son nom, lui créent un avatar, se prennent en photo, pointent les objets présents dans la chambre … Quand l’infirmière gonfle le tensiomètre à bras, redoutable déclencheur de pleurs, le patient fait la course avec elle, tapotant frénétiquement sur l’écran pour donner de l’ampleur au ballon. Sur le brancard qui roule vers la salle d’opération, il n’est plus couché mais assis : il lui faut repérer dans le couloir les posters de robots ou de girafes dessinés dans le jeu. Le brancardier ralentit, accélère ; conducteur et passager rigolent.

Au moment difficile de la séparation d’avec les parents, l’enfant est placé sous un mobile suspendu au plafond, avec des poissons. Les mêmes que ceux qui tombent du ciel dans son jeu, et qu’il doit repêcher dans un aquarium. Lorsqu’il y est parvenu, les parents ont pris le large, mais sur l’iPad, un coffre au trésor assure leur présence virtuelle : un clic fait apparaître leurs photos et le petit mot d’encouragement qu’ils ont préparé.

Arrivé en salle d’opération, le patient reconnaît, derrière les masques, des visages déjà familiers en version numérique. Lui aussi doit se saisir d’un masque – d’anesthésie celui-là – et respirer fort pour faire grandir les montagnes sur l’écran du respirateur comme sur sa tablette. Il s’endort et l’équipe n’a plus qu’à rattraper l’iPad au vol.

Confrontée chaque jour aux pleurs et hurlements des petits malades, Nolwenn Febvre, infirmière anesthésiste, déjà fondatrice de l’association Les P’tits Doudous de l’hôpital Sud, a imaginé ce jeu vidéo qui transforme le parcours des petits opérés en un immense jeu de rôles. Elle a trouvé des alliés pour le financer et le mettre en œuvre (fondations d’entreprise B. Braun et Orange, mécénat de compétence de la société rennaise Niji).

Et elle a d’autres idées : une application facilitant les prises de sang chez l’enfant, une autre pour s’orienter dans les méandres du CHU …

Pascale Krémer – Le Monde – 2 avril 2015

 


Circulez, il y a tout à penser

Un flot incessant et sonore de scooters et de mobylettes, telles apparaissent d’emblée les rues de Hô-Chi Minh-Ville (anciennement Saigon), la plus grande ville du Vietnam. Des familles entières se déplacent ainsi, avec devant, perché sur le guidon, le plus jeune des enfants, la brise tiède soufflant sur son visage. Il a la meilleure vue … mais aussi le moins de chances de s’en tirer en cas de collision. Car les adultes portent un casque, pas les enfants ou les animaux : outre les personnes, on peut transporter, posé de guingois sur un même vélo, un poulet, un porcelet, un petit réfrigérateur, une plante en pot, un grand cadre métallique, des régimes de bananes … Les bicyclettes, les deux-roues, motorisés, les automobiles, les piétons, roulent de concert, se dépassent, se croisent dans un ballet sans aucune chorégraphie. Pas de code de la route, pas de panneaux de signalisation, pas de feux de croisement. La seule règle c’est l’attention et la débrouillardise : on force le passage, on freine, on klaxonne, on se faufile … et tout va bien dans ce joyeux désordre.

Cela peut nous paraître dément. Mais nos manières occidentales, étroitement contrôlées par une réglementation tatillonne issue de l’alliance entre la technologie et la peur, peuvent paraître bien plus folles aux Vietnamiens.

Ici, l’obsession de la sécurité a produit une drôle de société, avec caméras de surveillance à chaque coin de rue, dos d’âne à chaque carrefour ; des pays où l’on met en garde les touristes contre les risques de chute sur les pavés irréguliers des parvis d’églises, où l’on oblige les enfants à porter des lunettes de protection quand ils font des collages et des casques pour passer sous les marronniers, où les apprentis coiffeurs n’ont pas le droit de manier des ciseaux, où, quand un facteur s’est cassé l’épaule en glissant accidentellement sur un trottoir, on arrête la distribution du courrier dans tout le département. Les Etats-Unis ont indiqué à l’Europe le chemin du principe de précaution : la vie s’est arrêtée cet hiver à New-York, non à cause d’une tempête de neige mais à cause de l’éventualité de cette tempête ; les parents américains qui laissent leurs enfants revenir seuls à la maison après avoir joué dans le jardin public du quartier sont montrés du doigt…

Sans aller jusqu’à trimballer des gosses tête nue sur un guidon de vélo, il faut bien constater que la sécurité des gens est aussi bien (sinon mieux) assurée par le partage du territoire et l’attention de chacun aux autres, que par une accumulation d’interdits. Il serait temps de nous ressaisir : faire confiance à l’intelligence émotionnelle ; arrêter d’infantiliser les adultes et de surprotéger les enfants ; nous rappeler que rien ne vaut, pour la formation de la curiosité et du caractère, la liberté de vagabonder à sa guise.


Roger Cohen – International New York Times – 3 avril 2015


Qui a peur du grand méchant loup ?

Il était une fois, à Goldenstedt, bourgade allemande de 9 000 habitants, des enfants qui jouaient dans les bois près de l’école maternelle. Mais c’était en d’autres temps. Aujourd’hui, la cour de récréation est entourée d’une barrière où flottent des drapeaux multicolores et les enfants n’ont plus le droit de s’éloigner.

Les chasseurs avaient éradiqué le loup il y a 150 ans. Les écologistes l’ont fait revenir à la fin du XXe siècle. Le 9 février au soir, une maman a aperçu un loup dans le voisinage du jardin d’enfants de Goldenstedt. Depuis, c’est la panique.

Il est interdit de tuer cette espèce protégée : piéger un loup ou lui tirer un coup de fusil est passible d’une amende de 3 500 €. « Je n’ai rien contre les loups s’ils restent à distance », dit la directrice de l’école. « Mais si nous devons commencer à nous cacher, ce sera, je le crains, à lui de s’en aller. »

Bergers et employés municipaux se creusent la tête pour imaginer des moyens pacifiques de repousser le prédateur. Les hauts parleurs à fond la caisse fonctionnent bien : pas la musique classique, mais le rock, la pop et … les bulletins d’information ! On expérimente aussi une technique de lavage de cerveau : on capture des loups, on leur apprend à se méfier des hommes et on les relâche.

« Aucun loup n’a jamais attaqué d’enfant », affirme, Markus Bathen, un écologiste convaincu qui vit à l’Est de l’Allemagne, dans une région où est attestée la présence d’au moins 35 meutes. « J’ai un enfant d’un an et demi et je le laisser jouer dehors. » Barbara Hendricks, ministre de l’Environnement, chante la même chanson : « Oubliez les contes de grand-mère : les loups mangent des daims et des sangliers, pas des gens. »

Le vrai combat, en fait, ne se situe pas entre l’homme et la bête, mais entre les citoyens ordinaires et les militants pro-loups.


Andrea Thomas – The Wall Street Journal – 7 avril 2015


Les bibliothèques en question

Comment les bibliothèques publiques peuvent-elles suivre la diversification sans limites des champs de la connaissance ? Que devient leur mission ? Voilà quelques-unes des questions qui se posent partout. Dans le passé, l’Allemagne a tiré parti de sa structure fédérale pour spécialiser les bibliothèques : le domaine germanique, l’Amérique du Nord, la sociologie, etc. Tout ouvrage scientifique publié dans la monde était disponible en Allemagne en un exemplaire au moins et pouvait être consulté en ligne, comme c’est le cas aux Etats-Unis, et en France avec Gallica. Avec l’augmentation du nombre des publications, il est devenu impossible de les acheter tous et on a dû se résoudre à ne se procurer que les plus remarqués. Par ailleurs, la multiplication des domaines de spécialité entrainait un émiettement rendant impossible toute vue d’ensemble et toute comparaison critique. Il fallait changer de paradigme. La réunion en 2006 des deux plus grandes bibliothèques d’Allemagne, celle de Francfort et celle de Leipzig, correspondait à cette intention.

Le nouveau concept s’adapte à la nouvelle réalité en favorisant les interactions entre les domaines de la connaissance et l’immense diversité des demandes. Mais d’autres phénomènes le mettent lui aussi à l’épreuve. Ainsi, en matière d’histoire sociale, les sujets des années 1960 ont cédé la place à des thèmes comme la parité, les genres, l’environnement… L’idée même de réunir toute la connaissance dans le cadre national reste-t-elle pertinente ? Comment tenir compte de la variété des niveaux d’exigence ? Comment les bibliothèques peuvent-elles accompagner la généralisation du numérique sans renoncer à l’objet livre, qui a avec le lecteur une relation quasi sensuelle, différente du lèche-vitrine qu’est la lecture sur écran ? Enfin, comment résister à la tentation du « e-only », qui se dégrade très souvent en « e-whenever-possible » ?

Martin Schulze Wessel, président des historiens d’Allemagne – Frankfurter Allgemeine Zeitung – 8 avril 2015

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