PROMOUVOIR LA DÉMARCHE PROSPECTIVE

prospective>>> Adieu abeilles, papillons, oiseaux …
>>> Châteaux de sable
>>> « Hé, mon frère: t’as du boulot pour moi ? »
>>> Des drones pour protéger les sites archéologiques
>>> Grand-Papa Neandertal
>>> Apple et Google se battent pour recruter de jeunes prodiges
>>> En chine, une scolarité à deux vitesses
>>> L’imagination doit se frotter à la réalité
>>> Ce que nous savons et ce que nous sentons
>>> Les bouquetins victimes du principe de précaution

Aidieu abeilles, papillons, oiseaux …

« Je pense que j’ai dû me réveiller vers le milieu des années 2000. Un jour, alors que je marchais près de chez moi, dans la garrigue, je me suis demandé où étaient passés les insectes, car il me semblait qu’il y en avait beaucoup moins qu’avant », raconte le biologiste néerlandais Maarten Bijleveld van Lexmond. En juillet 2009, il réunit une douzaine d’entomologistes partageant la même inquiétude.

Tous notent un déclin accéléré de toutes les espèces d’insectes depuis les années 1990. L’effondrement des abeilles domestiques n’est que la partie visible de ce phénomène aux conséquences considérables pour l’ensemble des écosystèmes. Ils soupçonnent les insecticides néonicotinoïdes, mis sur le marché dans les années 1990. Pour le vérifier valablement, ils fondent le Groupe de travail sur les pesticides systémiques (TFSP) regroupant une cinquantaine de scientifiques de 15 nationalités.

Leur diagnostic : il y a des preuves fortes que les sols, les cours d’eau et les plantes, dans les environnements urbains ou agricoles, sont contaminés par des mélanges de néocotinoïdes, de fipronil et de leurs produits de dégradation. Les concentrations relevées ne conduisent généralement pas à une toxicité aiguë, mais l’exposition chronique à ces faibles doses fragilise les populations de nombreuses espèces. Cette contamination de l’environnement est un élément déterminant dans le déclin des abeilles et des bourdons. Elle a, en vingt ans, réduit de moitié la population des papillons européens. Et est en train de provoquer un effondrement brutal de l’ensemble des insectes. Le déclin des insectes, c’est aussi celui des oiseaux, dont plus de la moitié sont insectivores. Ce n’est pas dû à ce seul facteur, mais de fait depuis trente ans, 52% de la population des oiseaux des champs a disparu en Europe.

Une variété d’autres espèces importantes pour les écosystèmes est également affectée par ces substances. En particulier les micro-organismes du sol et les lombrics, essentiels au maintien de la fertilité des sols.

Comment des effets d’une telle ampleur ont-ils pu passer inaperçus ? D’une part, les agences de sécurité sanitaires n’étaient pas inquiètes car l’homme n’est pas directement touché. D’autre part, explique Maarten Bijleveld, c’est parce que « il n’y a plus de généralistes, le savoir est fragmenté ».

Stéphane Foucart – Le Monde – 25 juin 2014

 

Château de sable

Sur une plage de la Mer du Nord, concours de châteaux de sable pour des enfants néerlandais de 6 à 11 ans. Le gagnant est celui qui résistera le plus longtemps à la marée montante. Il s’agit là d’un programme pédagogique.

55% du territoire des Pays-Bas se situent en dessous du niveau de la mer ou sont sujets à des inondations. Depuis une catastrophe en 1953, le pays consacre un budget très important (1,25 % du PIB) à sa lutte incessante contre la mer et a acquis en la matière une telle expertise qu’il l’exporte dans le monde.

Le système fonctionne tellement bien que les citoyens, surtout les jeunes qui n’ont pas la mémoire des inondations passées, s’imaginent qu’il est tout naturel que les terres restent sèches. Or, avec le changement climatique, le niveau de la mer va s’élever (on prévoit plus d’un mètre à la fin du siècle). C’est avec cette nouvelle réalité et les dangers qu’elle entraîne que vont devoir vivre les futures générations.

« Tout fonctionne si harmonieusement que personne ne se rend compte des risques encourus à développer l’urbanisme dans les basses terres », explique Raimond Hafkenscheid, expert en eau auprès du ministère des Affaires étrangères et organisateur de ce programme.

Avant le concours de châteaux de sable, les enfants ont suivi une petite formation en management de l’eau et construction de digues, dispensée par des bénévoles, en général de jeunes ingénieurs. Ceux-ci restent ensuite pour les observer et les conseiller. On leur explique que dans vingt ans il y aura beaucoup de jobs dans le management de l’eau.

Des technologies sophistiquées – drones, caméras infrarouge, etc. – habituellement utilisées pour surveiller les digues mettent en évidence les faiblesses et les forces des éphémères constructions de sable.

C’est la meilleure de pédagogies : ce qu’on a fait soi-même, on le comprend mieux et on ne l’oublie pas.

Construire de grands châteaux à marée basse, les défendre à marée montante, c’est acquérir le « gène néerlandais »…

Christopher S. Schuetze – International New York Times – 30 juin 2014


« Hé, mon frère: t’as du boulot pour moi ? »

Voici du vrai reportage : le signataire de ces lignes a testé lui-même sur le terrain l’embellie annoncée de l’économie en Californie.

« Le 21 juillet, j’ai quitté Los Angeles pour me rendre à Fresno en car Greyhound, avec 40 $ en poche, pas de carte de crédit, un sac à dos contenant un peu de linge de rechange et une brosse à dents. Le défi que je m’étais fixé : trouver un emploi et vivre de l’argent gagné. J’ai 41 ans, je suis en forme, j’étais sûr de trouver très vite un job.

Pendant une semaine, j’ai marché des kilomètres et des kilomètres dans une chaleur accablante. J’étais prêt à faire n’importe quel travail : de la plonge, du ménage, de la manutention, de la cuisine … J’ai démarché des douzaines de magasins et d’entreprise et je n’ai rien trouvé.

D’ailleurs, à Fresno, je n’ai vu aucun panneau « La maison recherche employé » mais beaucoup de « La maison accepte les tickets d’alimentation ».

Au bout de quelques jours, je n’avais pratiquement plus d’argent et il était encore plus urgent pour moi de trouver à manger que de trouver du travail. On m’indiqua Poverello House, un abri pour SDF où,  en compagnie de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, j’allais prendre mes repas. Cette maison n’ayant pas de lit pour moi, je fus obligé de dormir dans la rue durant six nuits et je n’ai pu prendre qu’une seule douche durant ces six jours.

Les repas à Poverello étaient une bénédiction mais ils m’imposaient un nouveau défi : je ne devais pas trop m’éloigner afin d’arriver à temps pour le repas. Comme je n’avais pas assez d’argent pour les transports, le champ de mes recherches s’est rétréci. Chaque jour j’avais moins de chances de trouver un emploi. Pas question de me payer un motel. J’essayai de dormir dans des parcs ou des parkings. Partout un gardien me réveillait en pleine nuit pour me mettre dehors.

Les gens que j’ai rencontrés à Fresno ont de l’amour-propre. Ils ne veulent pas être des pauvres, des SDF, des assistés. Ils veulent un boulot, mais ils n’en trouvent pas. Et ce ne sont pas seulement les gens qui cherchent un emploi payé au minimum qui sont touchés. Un photographe, diplômé et expérimenté, m’a confié qu’avec la crise il recevait de moins en moins de commandes. Et bien sûr cette histoire ne se borne pas à Fresno.

La banque alimentaire de Fresno bat tous les records. Elle nourrit chaque mois 220 000 habitants de la ville, dont 90 000 enfants, c’est à dire 340% de plus que l’an dernier.

Fresno est au cœur d’une région agricole. Mais voici la troisième année de sécheresse, les agriculteurs n’ont pas assez d’eau pour arroser leurs cultures, notamment les amandes et les melons. Et nombre d’entre eux font aussi la queue à la banque alimentaire.

J’ai toujours pensé que la meilleure protection sociale, c’était le travail. Pendant cette quête je n’ai pas changé d’avis. Nourriture, logement, transport : un job aurait résolu tous mes problèmes. »

Cela se passe en Californie, mais …

Neel Kashnaki – The Wall Street Journal – 31 Juillet 2014


Des drones pour protéger les sites archéologiques

L’an dernier, il a fallu deux mois, toute une équipe et des milliers de dollars pour dresser la carte d’un site archéologique au Pérou. Cette année, avec l’aide d’un drone ressemblant à un tout petit hélicoptère, capable de se faufiler partout et de prendre des photos sous tous les angles, un site peut être exploré en moins de dix minutes et les photos obtenues téléchargées sur un ordinateur aboutissent à une carte en 3-D le lendemain même.

De tels drones sont également expérimentés en Israël et en Jordanie pour surveiller les sites en danger d’être détruits ou pillés. Mais c’est surtout au Pérou que la méthode est utilisée. Ce pays compte en effet environ 100.000 sites de première importance. Seuls 2.500 d’entre eux ont été cartographiés d’une manière ou d’une autre et 200 sont inscrits au patrimoine mondial.

Plusieurs milliers sont en danger immédiat : en effet le terrain est devenu tellement rare que les promoteurs n’hésitent plus à les détruire pour construire de nouveaux bâtiments, notamment dans et autour de Lima et Cuzco, près du Machu Pichu (la citadelle inca). Là, la valeur des terrains croît de pair avec l’économie et la démographie. De fait, précise Luis Jaime Castillo Butters, secrétaire d’Etat au Patrimoine culturel péruvien, qui dirige la campagne de protection par les drones, « les seuls terrains disponibles sont des sites archéologiques ». L’an dernier, à Lima, des bulldozers ont illégalement détruit une pyramide vieille de 4.000 ans pour faire place à des buildings. Sa flotte de 8 drones (bientôt 28) va peut-être arrêter le massacre.

William Neuman et Ralph Bumenthal – International New York Times – 15 août 2014


Grand-Papa Neandertal

De nouvelles techniques de datation éclairent d’un jour nouveau les relations entre Homo sapiens sapiens, notre ancêtre direct, et Homo sapiens neandertalensis, notre plus proche parent aujourd’hui disparu.

L’homme de Neandertal est apparu en Afrique et a vécu en Europe, en Russie et au Moyen-Orient il y a au moins 200 000 ans et peut-être même plus tôt.

L’homme moderne a quitté l’Afrique il y a 60 000 ans en direction de l’Est, puis a atteint l’Europe peuplée par Neandertal il y a 45 000 ans. Les deux groupes ont donc coexisté pendant 2 600 à 5 400 ans avant l’extinction de Neandertal, il y a environ 32 000 ans. Pendant ce laps de temps, ils ont dû se rencontrer et vivre côte à côte ou ensemble en Europe.

Ils ont sans doute échangé des outils, copié des techniques et des comportements. Ainsi, il y a 45 000 ans, à l’époque de l’arrivée d’Homo sapiens en Europe, les outils de Neandertal sont devenus plus élaborés et ils se sont mis à utiliser des symboles sur des objets de pierre ou d’os. Et l’on vient, par ailleurs, de découvrir des lignes géométriques datant d’il y a 39 000 ans gravées par des Néandertaliens dans la grotte de Gorham à Gibraltar. Qui a copié qui ? On ne le sait pas encore.

Mais en tout cas, ils ont eu des enfants ensemble : 4% de l’ADN de Neandertal est présent dans le génome des populations humaines actuelles.

Reste un mystère : comment se fait-il que ce soit le groupe, tout aussi intelligent et plus robuste, mieux adapté aux climats rigoureux des Néandertaliens qui a disparu ?

Gautam Najk – The Wall Street Journal – 21 août 2014
Le Figaro.fr – 3 septembre 2014


Apple et Google se battent pour recruter de jeunes prodiges

Une communauté professionnelle originale est en train de surgir : celle des gamins développeurs, capables de concevoir de nouvelles applications informatiques. Ils ont entre 11 et 15 ans. Au-delà, on reste dans le coup, mais … « Quand vous commencez tôt, la plasticité de votre esprit est bien meilleure que si vous démarriez seulement vers 20 ans ».

Cette communauté est d’emblée mondiale, la proximité géographique n’a d’importance que dans la mesure où elle permet de faire des rencontres de hasard. La plupart de ces jeunes vivent dans les pays anglo-saxons, mais ils sont partout. Il y en a beaucoup en France et ailleurs en Europe. Une forme d’aristocratie des concepteurs d’applications est apparue dans les collèges. Quand ils réussissent, ces jeunes développeurs gagnent énormément d’argent. L’un des plus célèbres, Ahmed Fathi, est un Egyptien de 15 ans qui s’est formé tout seul à la programmation informatique et a eu récemment l’honneur d’une photo en compagnie de Tim Cook, le patron d’Apple.

L’an dernier, Google a payé plus de 5 milliards de dollars de royalties à des développeurs ; Apple, le double. Les deux compagnies organisent à leur intention des concours, des colloques et des événements, toutes sortes d’occasions de les connaître et de leur donner la possibilité de se rencontrer entre eux.

Ces jeunes – plus souvent des garçons que des filles – ont les problèmes qu’induit leur manière d’être et de travailler : leurs camarades de classe, même souvent leurs professeurs, ne les comprennent pas. Et puis l’organisation sociale n’a pas encore de place pour eux. Par exemple, mineurs, ils ne peuvent pas être rémunérés directement, n’ont pas de carte de crédit (du moins aux Etats-Unis), ne peuvent pas s’inscrire sous leur nom dans un hôtel, ni même sur une liste des participants à une conférence, ont du mal à partir seuls à l’étranger, à se faire reconnaître en dehors du milieu. Bien entendu, chacun se débrouille …

Daisuke Wakabayashi – International New York Times – 1er septembre 2014
Voir aussi le film Spivet pour les difficultés pratiques rencontrées par un jeune génie


En Chine, une scolarité à deux vitesses

L’Education nationale chinoise est souvent saluée à l’étranger comme un modèle de l’équité en matière d’éducation. Cette impression est renforcée par les performances formidables des écoliers chinois aux tests internationaux. Mais tout ceci est un mythe.

Il existe de fait un fossé énorme entre les chances des enfants des campagnes et celles des enfants des villes. Quelque 60 millions d’enfants des écoles rurales sont des « laissés-derrière », élevés par leurs grands-parents tandis que leurs parents sont partis travailler dans des villes très éloignées. Tandis que les écoliers des villes bénéficient d’équipements d’avant-garde et de professeurs bien formés, les écoliers des campagnes s’entassent dans des bâtiments décrépis en manque de professeurs qualifiés pour des matières comme l’anglais ou la chimie.

Quant aux enfants que leurs parents ont emmenés avec eux à la ville, leur accès à une éducation de qualité est tout aussi limité car l’administration leur refuse le statut de citadin. Le système hukou – statut qui fait dépendre du lieu de résidence l’éducation et la protection sociale – refuse aux enfants des campagnes l’accès aux écoles publiques des villes. Nombre d’entre eux se trouvent obligés de fréquenter des écoles privées hors de prix et de moindre qualité.

Le statut de résident urbain n’est pas non plus un gage d’équité. La qualité des écoles est très variable et la compétition pour intégrer les établissements les plus cotés entraîne la corruption.

Pour y remédier, l’Etat a instauré cette année l’obligation pour les enfants d’aller à l’école élémentaire de leur quartier. Mais le remède est pire que le mal : les parents font tout pour contourner ces nouvelles règles et c’est le prix de l’immobilier qui flambe autour des meilleures écoles.

Au moment de l’examen d’entrée à l’université, les chances de réussite ne sont pas que le produit d’années d’efforts assidus de la part des élèves, mais aussi celui des cours particuliers de bachotage, des années pénibles que les parents ont passées pour acquérir le statut de citadins et du quota d’admission des universités selon la province d’origine. (En effet, l’examen d’entrée à l’université se passe obligatoirement dans la province d’origine et les bonnes universités admettent une plus grande proportion d’élèves en provenant de Beijing et de Shanghai).

La Chine souhaite transformer son économie basée sur l’industrie manufacturière et l’exportation en une économie de la connaissance et de l’innovation. Pour atteindre ce but, il est essentiel que la jeunesse chinoise puisse développer tout son potentiel. Le système éducatif ne sera pas digne de sa réputation égalitaire tant que le fils du fermier d’une rizière du Hunan et la fille d’un fonctionnaire de Beijing ne pourront rêver au même avenir sous les colonnes rouges de l’université de Pékin.

Helen Gao – International New York Times – 5 septembre 2014


L’imagination doit se frotter à la réalité

« J’ai grandi à Gênes dans une maison où mon grand-père, mon père, mon oncle, mon frère étaient des bâtisseurs. Pour être architecte, il faut avoir dans ses mains le plaisir de construire. C’est un métier où l’on passe d’un aspect métaphysique, comme une recherche sur la lumière ou sur la transparence, à des notions très pratiques : les choses doivent tenir debout, un point c’est tout. The Shard, un gratte-ciel de Londres inauguré l’an dernier a été récemment frappé par la foudre. Vous imaginez quel choc peuvent produire des millions de kilowatts ? Au moment de l’impact, cette tour de 300 mètres de haut n’a pas fléchi.

J’ai une règle, on ne dessine pas sans avoir vu, sinon il manque une chose : la vérité du lieu. Je pense un crayon à la main mais je me méfie de l’outil numérique. Lorsque les images sont trop belles, vous en tombez amoureux. J’ai beaucoup de respect pour l’ordinateur, mais les rendus en 3D sont purs mensonges et promesses inutiles. Le croquis à la main, lui, permet de ne pas être précis. L’ordinateur, en revanche, vous oblige à l’être et gomme l’incertitude. Or, l’incertitude est primordiale, elle permet d’explorer.

Un travail créatif sans contrainte, c’est une folie, une horreur, la page blanche. S’il n’y a pas de contraintes, vous les cherchez, qu’elles soient physiques, climatiques ou historiques. Quitte à y désobéir. Vous écoutez les gens et, si personne ne s’exprime, vous écoutez le silence, car, parfois, les choses ou les lieux parlent, c’est le génie du lieu. »

Renzo Piano, architecte, co-concepteur du Centre Pompidou,
en charge de la future Cité judiciaire à Paris – propos recueillis par Christian Simenc – Les Echos-
5 septembre 2014


Ce que nous savons et ce que nous sentons

Une équipe américano-hollandaise d’anthropologues et de psychologues a mené une enquête pour voir dans quelle mesure la culture et la langue pourraient influencer notre perception du monde. Parcourant le monde avec un kit concernant les cinq sens (des formes et des couleurs pour la vue ; des sons d’amplitude et de rythmes différents pour l’ouïe ; des cartes à gratter pour l’odorat, etc.), ils ont soumis ces objets à 20 groupes culturels distincts. Les résultats bouleversent certaines de nos certitudes.

Par exemple, il est admis depuis longtemps que les hommes ne sont pas bons côté odorat. Trente ans d’expériences l’avaient confirmé : lorsqu’on fait sentir à des gens des odeurs familières (café, beurre de cacahuète, chocolat, cannelle, térébenthine, citron, rose etc.), ils n’en identifient correctement que la moitié.

En revanche, les Jahai, un peuple cueilleur de Malaisie, reconnaissent et nomment aussi bien ce qu’ils sentent que ce qu’ils voient. Ils ont, par exemple, un terme abstrait pour désigner ce qu’ont de commun l’odeur des excréments de chauve-souris et celle des racines de gingembre.

En Chine, les jeunes qui parlent le cantonais disposent d’un vocabulaire plus restreint que leurs grands-parents pour désigner les goûts et les odeurs ; probablement parce qu’ils se sont occidentalisés.

Ainsi, notre perception du monde dépend-elle autant de notre culture que de nos cinq sens.

« J’écris ces lignes à Florence. Cette ville est une fête pour les sens. Elle aide à voir autrement : quand la lumière joue sur les monuments ocre, on voit des couleurs qu’on n’avait pas remarquées auparavant. Kevin Szytrom, cofondateur d’Instagram en est un vivant exemple. Il y a dix ans, étudiant à Stanford, il a, dans le cadre d’un programme à l’étranger, suivi un cours de photo à Florence. Le professeur a confisqué son appareil photo perfectionné et l’a obligé à utiliser un vieil appareil ordinaire pour changer sa manière de regarder. Il a adoré ces photos et leur look vintage. Il a recréé ce look dans les applications qu’il a créées et qui, à leur tour, ont changé la manière dont beaucoup d’entre nous voient le monde. »


T.M. Luhrmann, professeur d’anthropologie à Stanford – International New York Times –
6 septembre 2014


Les bouquetins victimes du principe de précaution

En octobre 2013, une centaine de bouquetins, soit 70% de la population du massif de Bargy en Haute-Savoie, ont été massacrés par une troupe de 250 gardes-chasse, gendarmes et pompiers. Pourquoi ? Beaucoup d’entre eux étaient porteurs du germe de la brucellose, une maladie qui par le lait se transmet au fromage puis à l’homme. Il est question d’une nouvelle campagne pour venir à bout des survivants.

Pourtant, Capra ibex est une espèce protégée. Pourtant, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail précise bien que le risque de transmission de la maladie est minime : même lorsque les vaches prennent leurs quartiers d’été dans les alpages, elles ne s’approchent pas des bouquetins.

Pourquoi alors a-t-on déployé des moyens si importants pour sacrifier un animal aussi peu dangereux ? La réponse tient sans doute à la nature même du risque. Un péril nous semble souvent bien plus intolérable lorsqu’il est le fruit de la nature que lorsqu’il est le produit de la société. Qu’un loup vienne à tuer un enfant et de nombreuses voix de lèveront pour exiger l’éradication du grand carnivore. Imaginons qu’un tel régime s’applique à l’automobile, et on comprend aisément que ce qui est ici en jeu n’est pas le risque lui-même, mais notre rapport compliqué à la nature sauvage.

Lorsque nous sommes embarrassés de nos émotions et de nos préjugés, il est plus raisonnable de se fier à la prudence scientifique qu’au bon sens préfectoral.

Stéphane Foucart – Le Monde – 7 septembre 2014

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