EDITORIAUX 2003
Mai 2003
Sagres

Entre les incertitudes d’hier et celles d’aujourd’hui, la grande différence est peut-être la suivante : les acteurs et les situations étaient connus, il n’est pas évident qu’ils le soient cette fois. Par exemple, l’enjeu de la Deuxième Guerre mondiale ne faisait pas débat : c’était le combat entre civilisation et totalitarisme. Cette fois-ci, ce sont les fondements même de toutes nos approches qui doivent être révisés.
Les enjeux d’aujourd’hui rappellent ce qui s’est passé au tournant du Moyen-Age et de la Renaissance. Tout, soudain, était bouleversé. Un univers s’effaçait, un autre apparaissait, que l’on devinait radicalement différent, mais que l’on ne savait pas dé-crire, ni même identifier. Philosophes, ingénieurs, théologiens, politiques, entrepre-neurs s’efforcèrent de comprendre et de façonner cette création.
Parmi les initiatives, l’une revêt aujourd’hui une actualité plus forte que toutes les au-tres : celle du roi du Portugal Henri le Navigateur, vers la fin du XVe siècle, pour qui ouvrir l’avenir c’était découvrir la route des Indes. Il y parvint en faisant travailler en-semble navigateurs et cartographes. Les navigateurs avançaient dans l’inconnu le long des côtes d’Afrique, chacun prenant le relais de ses prédécesseurs. Le roi, prospectiviste avant la lettre, leur confia la mission d’effectuer aussi des relevés à l’intention des cartographes réunis par ses soins dans un institut spécialisé, sur le promontoire de Sagres, à la pointe sud du Portugal, face à l’Afrique d’un côté, à l’Océan de l’autre. C’est ainsi que, progressivement, la route des Indes fut ouverte par les Portugais (Vasco de Gama arriva à Cochin en 1502). Et c’est pour les devan-cer que les Espagnols permirent à Christophe Colomb de cingler plein Ouest, en es-pérant trouver un raccourci par l’autre côté.
La comparaison a ses limites. Notre univers du début du XXIe siècle est à tous égards différent – est-il besoin de le dire ? – de ce qu’était le monde au XVe siècle. Mais, comme à l’époque d’Henri le Navigateur, nous vivons une période de ruptu-res politiques, avec notamment l’effondrement du communisme, l’attentat du 11 sep-tembre, la guerre en Irak ; ruptures culturelles et sociales partout ; ruptures scientifi-ques et techniques, ou encore menaces écologiques. Nous avons besoin – au-delà des prédictions des stratèges qui fleurissent, comme au lendemain de la chute du mur de Berlin – d’imaginer les devenirs possibles et de rechercher le souhaitable. Imaginer pour comprendre quel est cet univers, étranger à nos expériences histori-ques, qui est en train d’émerger. Ouvrir l’avenir en faisant l’effort de chercher à le comprendre, pour concevoir les initiatives appropriées et éviter de laisser libre cours à une force des choses qui nous veut rarement du bien.
Le choix d’Henri le Navigateur semble, plusieurs siècles plus tard, aller de soi. Rien de plus faux. C’était la décision d’une rupture, décision qu’il aurait pu ne pas prendre, décision à laquelle il aurait pu ne pas penser pour, comme plusieurs de ses prédé-cesseurs, partir guerroyer contre l’Espagne ou le Maroc. Sa décision nous inspire cette question : que serait l’équivalent aujourd’hui de la recherche de la route des Indes ?
Chacun est libre de proposer sa réponse. Voici la nôtre : promouvoir la société civile mondiale. Il faut brièvement expliquer et justifier cette proposition.
La réalité de l’émergence de la société civile mondiale peut être discutée. Pour notre part, nous la voyons s’affirmer de tous côtés, lentement et pour la durée. Ici même, il y a plusieurs mois (cf. Editorial d’octobre 2002), nous avons évoqué la montée en puissance des classes moyennes mondiales, auxquelles plus d’un milliard de personnes s’identifient déjà.
Les caractéristiques de la société civile mondiale : l’universalité (à l’exception des pays totalitaires) ; des valeurs communes – la liberté, la responsabilité, le petit groupe (familial, d’entreprise, de projet), un certain individualisme ; des centres d’intérêt partagés, portant sur les affaires privées (l’économie et l’éducation) plus que sur les affaires publiques telles qu’elles sont aujourd’hui comprises, une familiarité avec les réseaux et les technologies qui exige et rend possible un rapide processus d’intégration mondiale…
Son impact social et humain : le contrepoint à la mondialisation de l’information et de l’économie, des solidarités tendant à la préservation des cultures nationales et loca-les…
Son impact politique n’est pas encore envisageable, tant on le devine novateur, en rupture vis-à-vis de la pensée et des pratiques qui nous sont familières. Un monde encore dominé par les préoccupations géographiquement limitées des Etats voit se renforcer des jeux d’acteurs dont il n’a pas l’expérience et aspire à une gouvernance mondiale (mais qui l’exercera ?) accordée au mouvement du monde.
Nous ne savons pas plus ce que sera une planète dont la puissance dominante sera la société civile mondiale que Henri le Navigateur ne savait réellement ce que ses marins (qu’il berçait de l’espoir de riches cargaisons…qu’ils ont fini par rapporter) trouveraient aux Indes. Quel buts nous fixer ? Quels moyens mettre en œuvre ? Pourquoi ? Et comment nous mettre en route ? C’étaient les questions de l’époque, ce sont les questions d’aujourd’hui.
Autrefois, les marins ont cru pouvoir réduire les risques en pratiquant le cabotage le long des côtes d’Afrique (le principe de précaution représente la forme moderne de cette prudence). Mais à un moment donné, il leur a bien fallu doubler le cap de Bonne Espérance pour se lancer dans l’inconnu. Nous n’avons pas d’autre choix, si nous nous rappelons avec Gaston Berger que « demain sera nouveau et dépendra de nous, il est moins à découvrir qu’à inventer ».

Armand Braun

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