EDITORIAUX 2004
 

Décembre 2004
Prospective : « stratégie dormante »
et politique platonicienne

Le développement ci-dessous est le résumé d’un article de Jean-Luc Perillié, paru dans la livraison de novembre 2004 de la revue Etudes. Cet article, qui nous a été signalé par l’un de nos correspondants, a retenu notre attention non seulement pour son intérêt intrinsèque mais surtout parce qu’il correspond si bien à une problématique majeure en prospective : approfondir le projet dans la durée, conserver le recul nécessaire et faire preuve de patience, savoir intervenir si enfin les circonstances le permettent, sans exclure que ce moment peut ne jamais intervenir.

Platon a été le premier politique à user du concept de « stratégie dormante » – concept subtil et redoutable que l’islamisme, de nos jours, a élaboré pour le mettre au service du terrorisme. Les attentats de Madrid, le 11 mars 2004, révèlent qu’Al-Qaïda a utilisé le moyen des cellules dormantes, accordant au sommeil une finalité stratégique. Ce qui signifie que l’organisation a su attendre et saisir le moment opportun pour intervenir. Par ce sens de l’efficacité destructrice, doublée d’un impact symbolique, le militant islamiste d’Al-Qaïda développe une stratégie politique adaptée à l’univers hypermédiatique contemporain, tout en réactivant des symboles archaïques, tel celui de la Croisade. A travers le conflit extraordinairement disproportionné entre, d’un côté, une Coalition formée d’une hyperpuissance et de ses satellites, et, de l’autre, des groupuscules clandestins et éclatés, on voit se profiler toute l’opposition entre l’agir à tout prix et le sens oriental du non-agir au service de l’action ciblée.

Il est possible de trouver dans la philosophie politique grecque de l’Antiquité une expression occidentale de la même pensée : la philosophie de Platon pourrait venir faire contrepoids et se présenter comme une excellente école de patience politique, sachant associer le non-agir au sens de l’action opportune.

La politique militante platonicienne, que l’on a cru inexistante, a longtemps été mal comprise, justement parce que l’on a eu quelque difficulté à saisir l’importance de sa phase première, qui est véritablement dormante. Ce que l’on a mis sur le compte de l’utopie n’est en fait que la conséquence de la non-compréhension du projet global, dans toutes ses phases. Il est d’ailleurs temps de se rendre compte du fait que la Constitution (Politeia) que le philosophe propose dans la République, loin d’être une utopie ou une Cité idéale, est destinée à être réalisée comme accomplissement ultime d’un vaste projet politique..

Le plan de Platon obéit à trois phases, dont la première est une phase dormante : le philosophe ne fait qu’attendre. Au cours de cette première étape de non intervention directe, Platon envisage sereinement qu’une vie entière de philosophe puisse se dérouler sans que la moindre lueur d’accomplissement politique ait pu se produire. Cela n’empêche aucunement le philosophe de nourrir l’intime conviction que l’accession au pouvoir se produira tôt ou tard, en raison d’une certaine nécessité. C’est dire que l’impatience n’est pas de mise.

S’il y parvient enfin, la politique platonicienne peut entrer dans sa deuxième phase active. Mais il existe une opposition radicale entre le soin thérapeutique avec consentement du malade chez le philosophe-roi platonicien et la malignité virale d’Al-Qaïda. D’un côté, la phase dormante attend son heure pour soigner ; de l’autre, pour attaquer le vivant là où il est le plus vulnérable. Pour Platon, la mission essentielle du philosophe-roi est de préparer le corps d’élite qui rendra possible la troisième phase – phase d’accomplissement du bonheur politique.

Quoique l’on pense de cette approche, elle nous aide à réviser des positions habituelles, et surtout à prendre du recul vis-à-vis de la propension occidentale à croire à l’engagement immédiat dans l’Histoire, plutôt malvenu quand l’adversaire est partout et nulle part à la fois, quand le sommeil est devenu pour lui un moyen au service de l’action. Faire du sens de l’opportunité et de la puissance du non agir des concepts fondamentaux de la pensée politique (non pas seulement de la pratique politique), telle est l’utilité d’une réflexion qui s’inspire du modèle platonicien.

Armand Braun

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