EDITORIAUX 2006

Le futur démographique et la figure de l’Autre

« Depuis le néolithique jusqu’à nos jours, il ne s’est rien passé.
Enfin il se passe quelque chose. »

Gaston Berger

Bien avant cela, les choses avaient commencé comme si planait l’ombre d’un dialogue, autour du don d’un galet, d’une fleur ou d’une main tendue : « par le don que je te fais, je te donne à voir que je te vois, et tu es prié de me voir ; je te donne la preuve de ta présence et je me donne à moi la preuve de la mienne. D’ailleurs, même sans preuve de rien, le don que je te fais est un jeu qui soulage mon ennui et ma solitude, et je t’invite à jouer. Demain, ce sera à ton tour de m’inviter, parce qu’aujourd’hui je ne veux pas t’embarrasser. »

L’Autre, donc, seul garant de mon être au monde, dont la richesse est faite de la diversité de l’Autre. L’Autre peut être celui qui habite le bout de ma rue – sitôt que je l’ai élu pour être celui à qui je tends la main. L’Autre, ce peut-être l’Autre absolu, celui de l’autre sexe, le regard porté étant alors porté sur le complément de moi-même : s’y trouvent établies et la certitude glorieuse de la différence qui me spécifie et ma complétude.

D’où vient que les femmes, dans l ‘échange des regards, furent si longtemps des mineures ? Qu’est-ce qui a fait de l’homme cette brute ? Est-ce la révolution néolithique ? L’agriculture et la propriété terrienne à défendre et à pourvoir en bras ? Au vu des mortalités –, près d’une naissance sur deux disparue avant l’âge de dix ans, à peine trente ans d’espérance de vie pour les survivants à la première année de vie – les femmes devaient fournir au moins six enfants pour qu’une fille parvienne elle-même à l’âge fécond, manière d’assurer le remplacement des générations.

Voilà sans doute ce qui s’est enfin passé : après des millénaires de stagnation, les deux ou trois derniers siècles auront vu doubler – bientôt tripler – l’espérance de vie. Chacun désormais dispose, a priori, d’un temps long. Ce sont alors de moins en moins les filiations qui déterminent les inscriptions sociales, mais de plus en plus les occasions créées ou saisies, la praxis qui nous fabrique. C’est le meilleur d’une société ouverte, mais au prix d’une exposition à des risques multipliés par ces transitions qu’un temps social court substitue aux inscriptions stables. Mais ces risques, désormais, nous laissent la vie sauve.

Se libérant ainsi des enfantements à répétition – deux enfants désormais suffisent – les femmes libéraient leur belle jeunesse pour d’autre rôles. Qu’allaient-elles donc en faire ? Evidemment qu’elles allaient se mêler du reste. De tout le reste. Dans plus de la moitié des pays de l’Europe d’aujourd’hui, les jeunes femmes constituent déjà plus de 55% des diplômés de l’enseignement supérieur – c’est la Suisse qui est ici à la traîne, avec 40%. Dés à présent, près d’un tiers des femmes européennes de trente ans ont un diplôme du supérieur, contre un quart des hommes.

Faire des enfants ? Bien sûr, mais on a le temps maintenant – jusqu’après les études, après les premiers emplois, on verra bien, il y a tant d’années à vivre. De fait, depuis 1970, l’âge des femmes à la première maternité a glissé de près de cinq ans (quasiment partout à l’ouest, de moins de 25 ans à 28-30 ans aujourd’hui, avec des évolutions très différées dans l’est européen). Ce retard a suffi à déprimer le nombre apparent d’enfants pendant les années où il se creusait. Maintenant que, dans quelques pays, cet âge se stabilise, apparaissent ces naissances de « rattrapage », et cela a contribué à une remontée significative des taux apparents de fécondité.

Dans une majorité des pays européens, on n’en est pas encore là. L’effort porté aux études et le report des naissances – cette sorte de tension de conquête d’autre chose que du rôle millénaire – aura pesé d’autant plus que la résistance à cette émancipation des femmes est forte et que les apprentissages ont besoin d’un peu de temps. En Allemagne, en Autriche ou en Italie, largement plus d’un tiers des femmes diplômées du supérieur terminent leur âge fécond sans enfant : dure est la conquête, et lourde de sacrifices. Mais déjà, il ne reste quasiment plus de pays en Europe où l’éducation supérieure détermine une fécondité inférieure à la moyenne. Cela reste vrai dans tout le monde anglo-saxon – aussi en Grèce – mais ce qui était un règle consacrée se retourne progressivement en son contraire : les avancées éducatives, en consolidant l’accès à l’emploi, contribuent à un relèvement de la fécondité.

A l’opposé, ce qui augmente les risques déprime la fécondité. Ainsi de l’emploi précaire et des écarts salariaux de genre, et tout ce qui menace d’un retour à la dépendance. Les exemples convergents des pays nordiques ou de la France (ou de l’Estonie depuis peu) confirment l’effet nataliste des politiques familiales qui ni ne rabattent la mère sur des revenus d’assistance sociale ni ne l’enferment dans la dépendance par rapport au conjoint. En Suède, après une décennie difficile, le taux de fécondité est remonté à 1,8 enfants par femme : les jeunes parents y perçoivent 80% de leurs revenus antérieurs pendant 390 jours – et les hommes prennent déjà 20% de ces congés parentaux. A qui demanderait-on encore de prendre les risques pour un tiers (à naître) sans assurances propres ? Le risque est désormais du côté des moins armées, qui pourraient devenir de plus en plus réticentes à envisager la maternité. La Galice espagnole, ou l’ancienne Allemagne de l’Est, virent le taux de fécondité descendre sous la barre de un enfant par femme : le choix était entre l’emploi excluant l’enfant ou l’enfant excluant l’emploi en promettant et la pauvreté et la dépendance.

Décréter que l’Europe est promise au déclin démographique est devenu un risque. On ne sait pas. On ne sait tout simplement pas si, leur émancipation progressant, les femmes porteront le nombre d’enfants à hauteur du nombre désiré qu’elles avouent dans toutes les enquêtes – ce qui nous remettrait dans les parages du taux de remplacement. On ne sait pas comment le passage d’une société d’abondance démographique – qui fut celle des deux derniers siècles – à une société de rigueur démographique – évidente victoire de la raison sur l’enfance de l’humanité – va modifier les comportements. L’OCDE poursuit une série « Babies and Bosses », où l’on voit le monde de l’entreprise lui-même modifier ses comportements, et se mêler de la garde des enfants de ceux qui font l’entreprise.

On ne sait pas si nous déciderons collectivement de sortir la politique familiale de la subordination où elle a été mise progressivement par rapport à la politique sociale. On sait bien, par contre, que des politiques adéquates sont efficaces. On sait aussi que par l’effet de changements de rythme très abrupts – le baby boom d’après 1945, la contraction de la fécondité après 1970 – la pression du vieillissement sera exceptionnellement forte pendant les deux à trois décennies à venir, avant un lissage progressif. Cela sera-t-il l’occasion d’un grand bond en avant dans l’inclusion des jeunes et dans le développement de politiques actives de l’emploi ? Les grandes transitions créent de grands brouillards.

La figure de l’Autre peut être celle de l’immigrant, humain parmi les humains s’entre-regardant. Devrait-on soutenir que les hommes de notre société peinent déjà tant à rendre leur pleins droits aux femmes que, pauvres humains, ils ne pourraient, en plus, soutenir le regard du quidam venu d’outremer ? Ou faut-il supposer que, selon le schéma qui fut celui de l’Espagne ou de l’Italie depuis le tournant du siècle, les phases de dépression démographique vont immanquablement motiver des épisodes de forte immigration, suivis de coups de frein ? Et il n’y a aucun doute que le pression de l’Afrique noire sera considérable : c’est le dernière partie de continent à devoir connaître un doublement de population – doublement annoncé pour 2035.

Mais ceux qui imaginent demander aux migrations de maintenir un marché du travail ouvert et abondant se trompent par paresse : l’âge de l’abondance démographique se termine, et l’ère qui s’ouvre fera de la main-d’œuvre la ressource choyée. Les baby boomers auront quitté la scène d’ici dix à quinze ans, et les changements iront vite.

Il y a quelques jours, un européen du nord alla perdre quelques heures à Cordoue, après un séminaire. A huit heures du matin, il prit un « cafe con leche » dans un bistrot de coin de rue, et y observa à la dérobée une gitane toute fripée. Quelle tête superbe, se dit-il, y voyant même des traces d’indianité américaine – allez savoir dans l’Andalousie profonde. Et de rêvasser à nos diversités qui rendent le contact si improbable. Deux heures plus tard, je la revis par hasard, marchant vers moi sur le même trottoir. Nous nous sourîmes, chacun se disant : « oui oui, c’est bien vous que j’ai déjà vu ce matin ». Petit bonheur du jour. C’est toujours l’Autre qui nous donne vie.

Géry Coomans

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