EDITORIAUX 2006

Février 2006
Prospective de la pensée correcte

Quelle Histoire enseigner ? La situation, décrite dans le Wall Street Journal du 26 janvier par Daniel Golden, a trait aux Etats-Unis, mais elle est transposable en Europe. Elle devient partout un enjeu majeur de prospective.

Il y a d’abord eu les attaques de Chrétiens fondamentalistes contre les théories évolutionnistes et Darwin. A présent, ce sont les Hindous, les Juifs, les Musulmans, les Africains qui montent au créneau contre l’enseignement de l’Histoire tel qu’il était pratiqué jusqu’ici.

Les Africains exigent que l’Histoire n’occulte plus la colonisation et l’esclavage.

Mais les Musulmans refusent qu’il soit écrit qu’au Moyen Age la propagation de l’Islam a été faite pour une part à la pointe de l’épée et cette précision a donc été abandonnée.

Les Juifs ne sont pas contents que les découvertes archéologique en Egypte et en Israël ne confirment pas la description biblique de l’Exode des Hébreux hors d’Egypte : la commission historique s’en est tirée en indiquant que l’Exode est pour les Juifs « un événement central dans leur Histoire » et « un puissant symbole de l’importance de la liberté ».

Et les Hindous de Californie exigent que disparaissent ou soient fortement atténuées les références au polythéisme, au système des castes et au statut inférieur des femmes dans l’Inde ancienne. Interdit de parler des intouchables ou des veuves immolées sur les bûchers de leurs époux. On trouve à la place de ces informations des formules comme celle-ci : « Les hommes avaient des devoirs et des droits différents de ceux des femmes ; il y avait de nombreuses femmes parmi les Sages auxquels les Vedas ont été révélés ».

Ainsi s’opposent deux Histoires. L’une, construite à partir de faits, de documents, de témoignages, celle que le grand historien Marc Bloch définissait comme le souci de comprendre tous les points de vue et toutes les contradictions. L’autre, venant à l’appui des croyances du moment et des communautés désireuses d’affirmer leur légitimité historique.

De tout temps, l’Histoire a été recomposée. Combien de fois la Révolution française a-t-elle été réinterprétée et ce n’est pas fini… Ce n’est pas en vain que l’on dit que seuls les vainqueurs ont le droit de la raconter. L’époque moderne est riche en visions successives et contradictoires, témoignant entre autres du choc entre l’unification rapide du monde et la diversité des opinions locales.

Le fait nouveau, c’est l’origine des initiatives. Jusque là, l’Histoire était réécrite par des pouvoirs autoritaires ; ce fut le cas en Union soviétique, ce l’est encore en Chine ou en Corée du Nord. Aujourd’hui, c’est la société civile qui intervient et forme des groupes de pression pour conduire des campagnes.

Le contexte est donc irréversiblement changé. Il est bon qu’un peu partout des vérités cachées sortent du puits. Il est bon que les narrations officielles soient moins aseptisées. Il est bon que des regards différents éclairent les événements. Mais il importe – c’est un thème prospectif par excellence – de penser à tout : George Orwell a écrit 1984 pour protester contre les totalitarismes de son temps, le nazisme et le communisme. Evitons que ne surgissent en démocratie des conformismes, voire des totalitarismes de l’interprétation du passé.

Après le politiquement correct, le scientifiquement correct, l’historiquement correct, le religieusement correct… nous en oublions… quelle place pour la pensée libre … ?

Armand Braun

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