EDITORIAUX 2010
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Janvier 2010 Depuis si longtemps, rien de neuf ne s’était produit dans le monde à propos des modes de consultation électorale. Enfin, il se passe quelque chose ! Les nouvelles technologies de la communication viennent bousculer le jeu, à différents niveaux : l’information, les campagnes électorales, et maintenant le vote. Et c’est l’Estonie qui se révèle un laboratoire de la démocratie en ligne. Pour voter, il suffit d’insérer une carte d’identité à double code PIN dans un lecteur, de se connecter au site des élections, de s’identifier en tapant son premier code, de cliquer sur le nom du candidat choisi et de confirmer le choix avec le second code. Le vote électronique est ouvert toute la semaine précédant la date du scrutin ; on peut revenir sur sa décision autant de fois qu’on le veut, seul le dernier vote est pris en compte. On peut aussi, le jour J, déposer un bulletin papier dans une urne classique. Le Conseil des ministres transmet ses décisions en temps réel aux médias via Twitter. Ce n’est pas par hasard que d’illustres visiteurs viennent du monde entier à Tallinn, la capitale, admirer et complimenter cette innovation. (Un récent article de Coralie Schaub dans Challenges du 3 décembre raconte très bien tout cela). Ravis de leur e-gouvernement, les ministres estoniens ont voulu tester l’impact d’Internet sur les comportements des citoyens. Le vote électronique fera-t-il remonter le taux de participation électorale, alors qu’un peu partout dans le monde 40 % environ des électeurs s’abstiennent ? Pour le moment, ce n’est pas le cas en Estonie. Est-il à l’abri de manipulations ? Non : le réseau estonien a subi en 2007 des attaques massives de hackers qui avaient plongé l’administration dans le noir pendant plusieurs jours (ceci ne l’a pas empêché de repartir). Cette expérience soulève un monde de questions… il n’y a rien à redire à l’initiative estonienne : tirant parti des technologies nouvelles, elle est à la fois démocratique et prospective. Elle a déjà inspiré la campagne électorale du Président Obama. Elle donnera lieu à bien d’autres initiatives, du meilleur au pire. Mais rappelons-nous que Néron, Napoléon et bien d’autres n’avaient pas besoin de technologies avancées, qu’Hitler et Staline ont très bien tiré parti de la radio… Ce qui est vraiment nouveau, c’est qu’Internet donne à chacun une tribune mondiale et instantanée. Le canular acquiert la même valeur que l’information scientifique ; la parole de l’ignorant pèse autant que l’opinion de l’expert. Entre experts même, les chamailleries sont portées en direct sur la place publique : exemple actuel, le climat. C’est pour n’importe qui et dans l’anonymat la possibilité de répandre des rumeurs, de désigner des boucs émissaires (ainsi le trader, incarnation actuelle du mal dans la mythologie médiatique), de détruire (ou de fabriquer) des réputations. Comme on l’a vu à l’occasion des grandes conférences internationales de Strasbourg ou de Copenhague, des individus ou des petits groupes animés de « bon sentiments » avancent pour se justifier les meilleurs arguments (l’avenir de la planète, la solidarité, le comportement citoyen…) ou des justifications « éthiques » (comme l’ont fait l’agresseur du Premier ministre italien ou le délateur dans l’affaire des comptes en Suisse…). Internet rend possibles vacarme médiatique, opérations de communication et mouvements de foule à l’échelle planétaire. Aux victimes potentielles, l’intégration du monde ferme toute issue : aujourd’hui, Voltaire persécuté par la police de Louis XV ne pourrait plus se réfugier en Suisse, il n’y aurait plus ni Coblence pour les Emigrés de 1790, ni Bruxelles pour les Conventionnels en fuite quelques années plus tard, ni France profonde pour tous ceux que condamnaient à mort les nazis. La contribution véritable de ce qui se passe du côté de Tallinn, c’est d’attirer l’attention sur le nouveau pouvoir des opinions publiques dans le monde : elles s’affirment comme un acteur sui generis, imprévisible et puissant, que nul ne peut prétendre contrôler ; très rapidement elles apprennent toutes sortes de déclinaisons, de la plus locale à la plus globale. Et tout en est changé, notamment les concepts et pratiques de la démocratie. Par exemple et entre autres, comment définir le peuple quand il s’exprime sur Internet ? Comment le différencier de la foule ? Comment redéfinir les principes posés par Montesquieu, notamment la séparation des pouvoirs ? Comment, dans ce contexte, retrouver les considérations à l’origine de la démocratie représentative et de la démocratie directe ? Comment faire évoluer une instrumentation électorale qui n’a pas changé réellement depuis l’époque de la locomotive à vapeur ? Pourquoi, alors que les institutions politiques et l’administration sont parfois si prolixes à propos de thèmes plus anodins, n’aborde-t-on pas ces sujets primordiaux ? Nous ne mettons pas en cause les hommes politiques. Ils ont bien d’autres soucis… Nous nous permettons d’interpeller le monde de la science politique. Il est puissant, influent, organisé. Mais à notre connaissance ce nouveau panorama occupe peu de place dans sa réflexion. Pourquoi a-t-il fallu que l’innovation dans la consultation populaire vienne d’Estonie, petit pays dont la population représente à peine plus que la moitié de celle de Paris intra muros ? Armand Braun |