Lire et écrire, ça compte…

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Avec nos amitiés à tous,
Hélène et Armand Braun


Au XXe siècle, une liseuse désignait un petit cardigan spécialement conçu pour lire au lit l’hiver. Aujourd'hui, c’est un appareil électronique. Elisabeth adore son Kindle : insatiable lectrice, elle y a stocké des volumes difficilement transportables autrement ; elle l’emmène dans ses voyages, l’allume les nuits d’insomnie sans réveiller son mari… Marika ne prend pas le métro sans le sien puisqu’il lui permet de lire même debout dans la foule et il a avantageusement remplacé la petite valise de livres qu’elle trimballait jusqu’au village de montagne sans librairie ni bibliothèque publique où elle passe les vacances d’été.

Elles ont pourtant décidé que ce cher compagnon ne se substituerait pas aux livres papier et se sont félicitées de n’avoir pas imité cet aventurier du livre perdu qui, en ayant assez d’agrandir et ranger sans cesse les bibliothèques qui envahissaient son appartement, a déchiré tous ses ouvrages pour les numériser. En effet – et elles ne sont pas les seules à l’avoir constaté – il y a dans la lecture sur écran quelque chose de fugace : les textes ne s’impriment pas dans la mémoire.

Pendant ce temps, des psychologues américains se sont demandé quels étaient les effets des différents outils employés pour prendre des notes. Ecrire sur du papier avec un crayon à mine de plomb, un stylo à encre, un stylo bille, cela revient au même. Qu’en est-il des notes tapées directement sur l’ordinateur portable dont la plupart des étudiants sont désormais équipés ? Apparemment cette dernière technique ne présente que des avantages : on écrit en moyenne 33 mots minute sur clavier contre 22 à la main ; les notes peuvent être partagées, stockées dans des fichiers, emmenées partout, reprises pour être travaillées directement … Mais après 24 heures, celui qui a pris des notes sur son clavier a oublié ce qu’il a écrit, et le fait de les relire ne change rien car il y trop d’informations sur l’écran. Après une semaine, ceux qui ont utilisé papier et stylo s’en souviennent bien et sont mieux à même de les expliquer et commenter. Le fait d’avoir à choisir et condenser directement la teneur du cours parce qu’on ne peut pas tout noter, améliore l’écoute, la concentration, la compréhension. La différence est comparable à celle qui oppose les élèves apprenant par cœur et mot à mot un texte entier et ceux qui le réécrivent ou le surlignent pour arriver à un résumé logique. Ceux qui tapent le font mécaniquement comme un magnétophone : le cours passe directement de l’oreille aux doigts sans faire un détour par l’intelligence.

Cela explique sans doute que nous oublions les histoires drôles qui circulent si facilement sur Internet et pas celles qui nous ont été racontées par des amis dans des circonstances précises et que nous avons racontées à notre tour. Même si certains professeurs de faculté apprécient de pouvoir communiquer avec leurs trop nombreux étudiants directement par twitter pendant le cours, la plupart préfèreraient sans doute s’adresser à des visages attentifs qu’à des versos d’écrans.

Nous aimons nos machines et pouvons de moins en moins nous en passer. Mais nous sommes des animaux grégaires et avons besoin de relations interpersonnelles. L’IRM a montré que lorsqu’un orateur raconte une histoire captivante, les zones du cerveau activées chez lui et ses auditeurs se synchronisent comme par magie. Des IRM montreront peut-être un jour une différence au niveau cérébrale entre la lecture sur écran et la lecture sur papier. Qui sait, le cerveau est peut-être grugé par l’écran et croit jouer à candy crush alors qu’on lui dévoile La recherche du temps perdu

Hélène Braun

L’Allemagne montre-t-elle la route ?

Devenir un « roi de la route », c’est-à-dire conduire un camion de 40 tonnes sur les routes d’Europe a longtemps été l’ambition de beaucoup de jeunes Allemands. Ce n’est plus le cas. Les jeunes d’aujourd'hui ne veulent plus quitter leur foyer pendant plusieurs jours d’affilée, l’exotisme de ce genre de voyages a fait son temps, la relation affective du chauffeur à son camion n’est plus ce qu’elle était. L’élévation générale du niveau d’éducation fait espérer aux jeunes l’accès à des métiers leur permettant de concilier vie privée et vie professionnelle, et une vie professionnelle où poursuite de l’apprentissage et prises d’initiatives sont possibles. Beaucoup de handicaps pour ce métier difficile, malgré des niveaux de rémunération attractifs.

C’est ainsi que les routiers des entreprises d’Europe centrale, dont les coûts sont moindres et dont les employés ont moins de perspectives, remplacent peu à peu leurs collègues allemands. Parmi ces derniers, un sur deux prendra sa retraite dans les dix ans qui viennent. Le métier n’est apprécié ni par les jeunes (moins de 15% ont moins de 35 ans, ni par les femmes (2% environ de la profession). L’image du conducteur de poids lourds dans le public s’est dégradée : pour les autres conducteurs sur les autoroutes, la présence des camions est devenue une nuisance. Ainsi, malgré l’augmentation du trafic (+ 1,7% cette année), les entreprises de transport ne peuvent pas croître en raison de la pénurie de personnel.

Dans ce contexte, la profession s’est associée avec l’Ecole Berlitz pour lancer le projet Euro Trucker destiné à recruter des conducteurs en provenance d’Europe centrale et des immigrants récents. Un programme de qualification de six mois a été mis en place. Il commence par une formation linguistique générale et spécialisée, suivie d’un long stage en entreprise. A ce jour, une centaine de candidats ont déjà été formés. Le succès est semble-t-il au rendez-vous.

Miriam Hoffmeyer – Süddeutsche Zeitung – 23 avril 2016

 

Au Japon, pépé et mémé dans les orties

Un quart de la population japonaise a plus de 65 ans. 8% a plus de 80 ans. 60 000 Japonais sont centenaires. Dans vingt ans, 40% des Japonais seront à la retraite. La population totale diminue chaque année de 200 000 personnes. Il est fréquent que des gens de 75 ans s’occupent de leurs parents centenaires. La société attend de l’épouse du fils aîné qu’elle soigne les parents de son mari et que, pour ce faire, elle renonce à travailler à l’extérieur. Le personnel soignant, en sous-effectif, est débordé... Récemment, dans une maison de retraite, un aide-soignant a défénestré trois pensionnaires : « je n’en pouvais plus ! »

Les pouvoirs publics prévoient de faire de 37 communes rurales des lieux de résidence spécialisés pour accueillir les seniors. Lorsque les équipements seront en place, les citadins retraités seront invités à s’y installer. Aux yeux de certains, ce projet évoque la tradition Ubasute qui consistait, dans les temps difficiles du passé, à se débarrasser des vieux en les abandonnant dans la montagne. On ne sait pas si cela a réellement existé ou s’il s’agit d’une légende.

Mais cette façon de faire est ancrée dans la culture japonaise, qui veut que nul ne doit être à la charge d’un autre et que nul n’accepte d’être inutile. C’est ainsi que, dans les grandes villes, nombre de personnes âgées font du travail bénévole : elles enseignent la couture à leurs voisines, font du baby-sitting et, surtout, donnent des cours de langue japonaise aux étrangers. Par ailleurs, les jeunes quittent massivement le monde rural pour aller se former et vivre en ville. Il y a donc, à la campagne, de nombreuses tâches qui ne sont plus assumées.

Cette initiative, récente et facultative, a trouvé des alliés chez les citadins qui en ont assez de vivre à l’étroit à trois générations dans des appartements trop petits et qui doivent souvent papy-sitter les aînés dépendants. Parmi ces derniers, beaucoup sont sensibles à la situation et disent qu’ils préfèreront la solitude et les incertitudes du monde rural à la promiscuité et aux querelles, même muettes.

Christoph Neidhart - Süddeutsche Zeitung – 23 avril 2016

Aux Etats-Unis, une nouvelle formule pour le financement des études supérieures

Aux Etats-Unis, les études supérieures coûtent très cher. Sauf quelques universités d’Etat, certaines prestigieuses, d’autres moins, les établissements d’enseignement supérieur doivent essentiellement compter sur les droits d’inscription. C’est la raison pour laquelle beaucoup font le pari d’accueillir en grand nombre des étudiants étrangers en provenance de familles et de pays solvables. Seules quelques universités prestigieuses sont très à l’aise (Stanford, Harvard, Wharton, qui détiennent en réserve des milliards de dollars) mais elles ne sont pas financièrement plus accessibles que les autres.

Les étudiants doivent s’endetter, parfois pour de longues périodes. Ce système a plus ou moins bien fonctionné quand les jeunes diplômés avaient l’assurance de trouver un bon job bien rémunéré au sortir de la faculté. Ce n’est plus le cas et c’est un vrai problème, pour les universités, pour les étudiants et pour l’Etat, qui doit garantir la bonne fin du remboursement aux universités. C’est ainsi que le budget fédéral doit supporter une dette colossale au titre des prêts étudiants. Il fallait trouver autre chose.

C’est peut-être l’université Purdue qui a montré le chemin d’une autre solution. Cette université, installée à Lafayette (Indiana), compte 30 000 étudiants. Ceux qui sont originaires de l’Etat doivent s’acquitter de 10 000 € par an ; ceux des autres Etats, de 30 000 ; et ceux qui viennent de l’étranger d’encore davantage. Désormais, l’essentiel des études pourra être financé par l’université elle-même. Les étudiants qui bénéficieront de cette solution, s’engageront en contrepartie à reverser un certain pourcentage de leurs revenus futurs. C’est une relation contractuelle complètement nouvelle : il ne s’agit pas d’un prêt, mais d’un cofinancement solidaire. Les modalités en sont déterminées en fonction du revenu probable dans les premières années de vie professionnelle.

Cette initiative a des précédents, en Australie notamment. Elle pourrait faire école.

Stacy Cowley – International New York Times – 11 avril 2016

La découverte est-elle soluble dans les chiffres ?

La science aujourd'hui est pilotée par le haut. Les projets financés sont régis par des projets définis par avance et qui doivent être approuvés par les plus hautes instance. La politique actuelle qui consiste à concentrer les moyens dans quelques équipes risque de détruire l’équilibre entre les projets imposés par le haut en phase avec les modes dominantes, les mêmes tout autour de la Planète, et la recherche intuitive menée par de petites équipes.

Or, les découvertes qui ont fait faire un bond dans nos connaissances sont toujours réalisées par des non-conformistes, de façon imprévue, en empruntant des chemins de traverse. Nul besoin de remonter aux Bruno, Galilée, Einstein et autres Copernic. Plus près de nous, nombre de trouvailles majeures, finalement récompensées par des prix Nobel, ont été faites par hasard. Ainsi la découverte de Fire et Mello de l’ARN interférant était imprévisible et n’aurait jamais été financée par les « big data programs ». De même pour beaucoup de médicaments actuellement indispensables et pour les recherches en cours sur l’autisme ou le parkinson.

Ces découvreurs sont des créateurs. Même entourés d’une petite équipe, ils ont besoin de solitude. « Je ne crois pas », a confié Steve Wozniak, le confondateur d’Apple,  « que quoi que ce soit de révolutionnaire ait jamais été inventé par un comité. » La psychologue américaine Ester Buchholz, a expliqué dans son essai The call of solitude (1997), que ce qui bloque la joie dans les relations interpersonnelles, la créativité et la paix de l’esprit, c’est le manque de solitude : “les autres nous inspirent, l'information nous nourrit, la pratique améliore nos compétences, mais nous avons besoin d'être seul pour réfléchir, faire surgir de nouvelles idées et trouver des réponses originales.”
Par définition, on ne peut planifier les découvertes majeures, et, sans une prise de risque, les grands projets resteront orphelins sur le plan de l’innovation. Certes, celle-ci ne se programme pas. La seule façon de procéder est de financer des projets émanant de chercheurs qui ont fait leurs preuves et qui sont libres de changer de direction. Il faut accepter que les connaissances avancent lentement et ne dépendent pas du planning des politiques. Financer 1 000 projets en les dotant chacun de 1 million d’euros ferait davantage avancer nos connaissances que miser, comme on le fait, 1 milliard d’euros sur le seul Human Brain Project.

Résultat : nos jeunes ne veulent plus se lancer dans un métier aussi mal financé et dont la passion est absente. Ils préfèrent se tourner vers les écoles de commerce et de business ! L’immigration va peut-être compenser cette fuite des cerveaux interne. Reste que cela va inévitablement avoir un impact sur l’avenir de la science et de l’innovation.

Jean-Marie Colombani – Direct matin – 8 avril 2016
Yehezkel Ben-Ari, neurobiologiste – Le Monde – 6 avril 2016
Leblogdebenari.com

 

Des drones au service de la santé en Afrique

On n’attendait pas le Rwanda, ce petit pays d’Afrique centrale dont l’image reste marquée le massacre des Tutsis en 1994 et qui est par ailleurs l’un des plus pauvres du monde ! Le Rwanda est le premier pays du monde à avoir su utiliser les drones pour créer un service permanent de livraison vers les 21 centres de transfusion, les hôpitaux et les cliniques que compte le pays. Ceux-ci sont dispersés et le réseau routier est très insuffisant. Il suffit de cinq à sept personnes pour manager l’ensemble du système.

Celui-ci est issu de la collaboration aux Etats-Unis d’ingénieurs en électronique, en robotique et en aéronautique en provenance des plus fameuses grandes entreprises (Space X, Boeing …), universités (Stanford…), sans oublier Google. Il a été conçu par Zipline, une start-up de la Silicon Valley, financée à hauteur de 18 millions de dollars par des investisseurs américains.

Il comporte pour le moment une flotte de 15 appareils équipés chacun de deux moteurs électriques et capables d’emporter environ 2 kilos de marchandise, sang ou médicaments. Les drones assurent de 50 à 150 livraisons par jour. Ils sont si rapides que la chaîne du froid n’est pas rompue. Ils utilisent le GPS pour naviguer et communiquent via le système téléphonique rwandais. Ils sont capables de voler par mauvais temps, même par vents de 50 km heure. Ils atteignent en quelques heures des villages qu’il faut des semaines, voire des mois pour rejoindre par terre.

Le Rwanda espère devenir un hub de livraisons médicales d’urgence pour tout l’Est africain.

John Markoff – International New York Times – 4 avril 2016

Que vaut la vie ?

L’Américain Harold D. Morowitz (1927 – 2016) était biophysicien, biochimiste, naturaliste et philosophe. Sa curiosité était sans limite. Son inventivité et son humour lui ont suggéré des publications hautement sérieuses aux titres parfois cocasses comme L’entropie et la flûte magique ou Le gentil Dr. Guillotin …. Son champ de recherche s’étendait en effet du laboratoire à la planète Mars (il fut consultant pour la NASA), en passant par les événements de la vie de tous les jours. Il s’intéressait aussi bien aux origines de la vie (De la mayonnaise et des origines de la vie, réflexions sur l’esprit et les molécules) qu’à la vitesse de refroidissement d’une pizza en apesanteur (Thermodynamique d’une pizza).

Un jour, il a reçu une carte d’anniversaire affirmant que la matière brute dont est composé un corps humain valait 97 cents. Il a refait le calcul en se basant sur un catalogue de vente d’éléments biochimiques de synthèse. Le résultat : plus de 6 millions de dollars. Explication : « l’information est bien plus coûteuse que la matière. Certes, nous sommes composés d’un tas de matériaux très ordinaires qui ne valent que quelques centimes, mais qui donnent des personnes ; et la valeur de chaque personne est inestimable.»

International New York Times - 4 avril 2016

Des fractales au cœur de la jungle africaine

La ville de Bénin, au Nigeria, a été au Moyen-Age une magnifique cité qui portait le nom d’Edo (étrangement, comme Tokyo). Elle n’existe plus. Elle a commencé à décliner au XVe siècle, à la suite de conflits internes liés à la colonisation et au commerce des esclaves aux frontières du royaume dont elle était la capitale. En 1897, elle a été incendiée et pillée par des soldats britanniques. Aujourd'hui, une ville moderne se dresse sur la même plaine. Ses murs et ses douves ont disparu. Les ruines de son ancêtre ne sont mentionnées dans aucun guide.

Fondé au XIe siècle, le royaume du Benin fut l’un des plus anciens et des plus développés d’Afrique de l’Ouest et Edo était particulièrement remarquable. On estime que ses murailles étaient quatre fois plus longues que la Grande Muraille de Chine et avaient nécessité cent fois plus de matériaux que la pyramide de Kheops.

Lorsque les Portugais sont arrivés en 1485, ils ont été stupéfaits de trouver, au milieu de la jungle, un royaume composé de centaines de villes et de villages reliés entre eux. Ils l’ont baptisé la « Grande Ville du Bénin », à une époque où pratiquement aucune autre localité africaine n’était reconnue comme une ville par les Européens.

Elle fut l’une des premières du monde à bénéficier d’un éclairage public : partout étaient installées d’énormes lampes métalliques de plusieurs mètres de haut, fonctionnant à l’huile de palme et allumées toute la nuit.

Au centre se dressait la résidence royale, d’où partaient trente voies rectilignes, chacune d’environ 35 m de large. Ces rues principales disposaient d’un bassin souterrain permettant de capter et d’évacuer les eaux de pluie. Elles étaient prolongées par un réseau de ruelles parallèles ou perpendiculaires. L’herbe qui poussait au milieu servait de pâture aux animaux. La ville était divisée en onze secteurs, dont chacun était une copie réduite de la résidence royale et comportait une multitude d’enceintes abritant des logements, des ateliers et des bâtiments publics reliés par d’innombrables portes et passages.

En fait, la planification et l’aménagement en avaient été effectués selon des règles très strictes de symétrie, de proportionnalité et de répétition, connues aujourd'hui sous le nom de « fractales ». Se basant sur des vues aériennes complétées par des enquêtes de terrain, l’ethno-mathématicien américain Ron Eglash a étudié les motifs caractéristiques de l’architecture, de l’art et du design de nombreuses régions d’Afrique. Dans son ouvrage African Fractals, il note que la ville et les villages qui l’entouraient avaient été conçus de manière à former des fractales parfaites, des motifs similaires étant reproduits dans les pièces de chaque maison, dans la maison elle-même et dans les pâtés de maisons, selon des lignes mathématiques prévisibles. « Quand les Européens sont venus pour la première fois en Afrique, l’architecture leur a paru très désorganisée, et donc primitive. Il ne leur est jamais venu à l’esprit que les Africains pouvaient recourir à des formes de mathématiques qu’eux-mêmes n’avaient pas encore découvertes. »

Mawuna Remarque Koutonin – The Guardian (Londres) – 18 mars 2016
Repris par Courrier international – 31 mars 2016

Soyez polis avec les poules et gentils avec les poussins

Des épluchures, quelques graines, des vers et du pain dur : en matière de régime alimentaire, la poule domestique n’est pas difficile. De plus en plus de particuliers l’adoptent pour se débarrasser de leurs déchets.

En élevage, l’alimentation des volailles est une tout autre histoire. Des granulés qui changent de forme ou de couleur, et les voilà qui rechignent à manger. « Elles ont peur des nouveaux aliments », explique Aline Bertin, éthologue spécialiste du comportement des oiseaux à l’INRA de Nouzilly (Indre- et-Loire). « C’est une réaction émotionnelle normale chez les animaux, il s’agit même d’un de leurs principaux traits de caractère. »

Dans la nature, la peur face à la nouveauté permet aux oiseaux de se protéger du danger et de s’adapter à leur environnement ; en élevage, cet avantage adaptatif devient un inconvénient. Les volailles reçoivent un aliment complet sous forme de granulés, qui évoluent au fil de leur croissance. Lorsque les granulés changent, les volailles les observent puis les touchent du bec. Elles les évaluent avant de les consommer. Et il arrive qu’elles fassent la grève de la faim, et au lieu de manger se mettent même à picorer leurs excréments, d’où un risque sanitaire.

L’Itavi (Institut technique de l’agriculture) et l’INRA de Nouzilly se sont attaqués à ce problème. Ce qui perturbe le plus les volailles c’est l’aspect visuel des aliments, puis leur dureté. On encouragera donc les fabricants à garder la même forme et la même couleur pour des alimentations qui doivent évoluer avec l’âge de l’animal.

Une approche complémentaire consiste à étudier le comportement de l’animal. Pourquoi certaines poules arrivent-elles à surmonter leur peur et à goûter leur nouvelle nourriture, tandis que d’autres (de génome pourtant identique) s’obstinent dans le refus ? Habituer les poussins à peine éclos à un environnement changeant et une alimentation diversifiée permet, semble-t-il, de diminuer la peur de la nouveauté.

Les chercheurs étudient en même temps un autre facteur de stress : la présence humaine. Malgré de multiples sélections et des siècles de domestication, la poule reste craintive vis-à-vis de l’homme. L’expérience consiste à séparer les poules pondeuses en deux groupes. Pour le premier, des conditions standard. Pour l’autre, des méthodes plus délicates : l’expérimentateur frappe à la porte du poulailler avant d’entrer, se déplace lentement, accorde une attention particulière à chaque poule et les pèse avec précaution. Aline Bertin espère ainsi démontrer scientifiquement que la poule domestique est douée d’une « grande sensibilité ».

Mais quand on pense au destin ultime des poules d’élevage, on ne peut s’empêcher de se dire qu’elles ont bien raison de craindre les humains !

Nathalie Picard – Le Monde – 30 mars 2016
Prospective.fr

 

Lettres à roche restante

Comment les premiers navigateurs faisaient-ils passer des messages, en particulier durant les longs voyages de la Renaissance ? C’est la question à laquelle s’intéresse l’archéologue maritime Wendy van Duvenvoorde de l’université Flinders, en Australie. Elle étudie notamment les « pierres postales ».

Il y a quelque quatre cents ans, les marins européens qui exploraient les routes commerciales vers l’Asie ont créé un système de messagerie à l’épreuve du temps : dès qu’ils accostaient pour se réapprovisionner en vivres et en eau potable, réparer le bateau ou faire prendre l’air aux malades, ils gravaient des inscriptions au marteau et au couteau sur les rochers côtiers. Parfois, ils des lettres officielles dans des enveloppes étanches, en toile goudronnée par exemple, qu’ils lestaient de plomb avant de les glisser sous les rochers, à faible profondeur. Ces messages, destinés à leurs compatriotes, consignaient les dates d’arrivée et de départ, les noms des navires, ceux des officiers supérieurs... Si un bateau disparaissait, une pierre postale pouvait ainsi indiquer sa dernière escale ou son dernier lieu de mouillage. A partir de là, des enquêteurs pouvaient déduire l’endroit du naufrage.

Il existe ainsi, au large de Madagascar, une île parsemée de pierres postales, Nosy Magabe. L’eau potable qui y coule en permanence depuis le haut des falaises attirait en effet de nombreux bateaux de passage. Wendy van Duivenwoorde et deux de ses collègues s’y sont rendus. Sur la Plage des Hollandais, accessible seulement à marée basse, ils ont repéré et relevé plus de 40 inscriptions laissées par au moins 13 navires différents entre 1601 et 1657. L’une de ces pierres raconte même l’histoire d’un navire à la coque endommagée, abandonné non loin du rivage en 1604. Fait remarquable, la carcasse du bateau repose encore aujourd'hui au fond de la mer, à quelques encablures de la côte.

D’autres points de ravitaillement en eau, comme l’île de Sainte-Hélène, étaient pareillement utilisés. Les équipages ne laissaient pas toujours de textos sur les pierres. Le premier bureau de poste d’Afrique du Sud a été fondé en 1500 par un marin portugais qui y a déposé une lettre dans une chaussure perchée sur un arbre. La missive a été découverte l’année suivante par un autre marin portugais en route vers l’Inde. L’équipage de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, accostant pour la première fois en Australie occidentale en 1616, a laissé ses messages dans une assiette en étain juchée en haut d’un poteau.

A la fin du XVIIe siècle, ce système a été progressivement abandonné car les équipages d’autres compagnies s’en servaient pour espionner les activités de la concurrence…

Jessa Gamble – Hakai Magazine (Canada) – 14 mars 2016 –
repris par Courrier international – 7 avril 2016

Chérie, ce soir nous allons dîner en taule

En Italie, comme ailleurs, l’oisiveté des détenus est le premier fléau des prisons. Pour Massimo Parisi, directeur de la prison de Bollate, dans la banlieue de Milan, la prison a pour devoir de les aider à devenir des citoyens responsables, capables de se réinsérer un jour dans la société.

C’est pourquoi il promeut des initiatives pour encourager ses « pensionnaires » à être actifs et à acquérir des compétences. Des bénévoles viennent donner des cours de théâtre, de peinture ou de menuiserie (dans des ateliers équipés de scies et de perceuses électriques !). On leur confie des chevaux logés dans une écurie située dans la cour de la prison. Et 200 détenus, soigneusement sélectionnés parmi les 1100 que compte la prison au total, empruntent matin et soir les transports publics pour aller travailler dans une entreprise située à l’extérieur. Jusqu’à présent, un seul n’est pas rentré à temps … qui est revenu quelques jours plus tard.

L’une de ces entreprises extérieures est, depuis 2004, un traiteur. Les prestations de ces extras un peu particuliers donnent toute satisfaction à sa directrice, Silvia Pollieri. Elle a même employé d’anciens cambrioleurs pour une réception dans une banque et tout s’est bien passé.

Poussant l’expérience plus loin, elle a eu l’idée d’ « ouvrir » un restaurant à l’intérieur de la prison. Des sponsors l’y ont aidée, ainsi qu’un designer qui a décoré un local du rez-de-chaussée dans un style sobre et actuel, avec juste la touche personnalisée : des affiches de films sur les prisons. Un maître d’hôtel accueille la clientèle et s’occupe de la caisse. Un chef professionnel a été embauché, qui assure avoir rencontré tellement de dingues dans les cuisines que plus rien ne peut l’étonner. Pour le reste ce sont des criminels purgeant une peine pour cambriolage, trafic de drogue ou homicide qui assurent le service en salle ou se forment à la cuisine. Ils touchent un salaire de 1 000 € et se partagent les pourboires.

Le restaurant, InGalera (« en prison » en argot italien), fait salle comble et il vaut mieux retenir sa table à l’avance. La première fois, on vient par curiosité ; puis on revient car c’est vraiment un très bon restaurant. En décembre 2015, un critique gastronomique y a dîné incognito et a ensuite publié un éloge de la cuisine, du service, de l’atmosphère conviviale et d’un rapport qualité/prix plutôt supérieur à celui de la plupart des établissements de Milan ; et il concluait ainsi son article : « Pour bien manger à un prix honnête, allez donc en prison ! »

Jim Yardley et Gaia Pianigiani– International New York Times – 5 mars 2016

 

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