Prospective - Edito : Alerte : le niveau baisse-t-il ?

Nous aimons à nous croire de plus en plus intelligents. Cela avait même été prouvé avec  l’effet Flynn, du nom du néo-zélandais James R. Flynn, qui avait démontré en 1987 qu’au cours du XXe siècle le quotient intellectuel des gens s’améliorait de génération en génération.

C’est une chanson tout à fait différente que nous entendons maintenant. Le même Pr. Flynn prévient que la tendance s’est inversée depuis l’an 2000 : « Nos enfants sont plus bêtes que nous et les leurs risquent d’être encore plus stupides. »

Plusieurs signes semblent confirmer cette nouvelle théorie. On a d’abord constaté en Norvège une baisse de 0,38 point du QI chez les jeunes conscrits. Mêmes observations en Australie, au Danemark, au Royaume-Unis, en Suède, aux Pays-Bas, en Finlande. En France, le QI aurait même baissé de 3,8 points entre 1999 et 2009.

Dans un article publié en 2013 dans la revue Intelligence, trois psychologues européens assuraient que les gens du XIXe siècle étaient plus intelligents que nous. Au même moment, Gerald Crabree, professeur de biologie du développement à Stanford,  estimait que le cerveau humain avait atteint son apogée il y a plusieurs milliers d’années et qu’il subissait depuis des mutations délétères.

Qu’est-ce qui nous rendrait idiots ? Dans l’incertitude de tous, dont la nôtre, il est question de la place croissante de la chimie, de l’insuffisante maîtrise de ses processus et notamment des perturbateurs endocriniens. D’après la biologiste Barbara Demeneix, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, « entre 1970 et 2010, la production chimique a été multipliée par 300. Nous avons montré comment ces molécules bouleversent la fonction thyroïdienne des grenouilles, qui n’avait pas changé depuis 450 millions d’années. Et nous savons qu’une perturbation de la fonction thyroïdienne de la mère enceinte a des effets directs sur le QI de l’enfant. »

A la chimie s’ajoute le numérique. Une étude menée en 2010 à l’université McGill (Canada) sur des chauffeurs de taxi montre que le GPS a un effet négatif sur l’hippocampe, zone qui joue un rôle essentiel dans la mémorisation et la spatialisation. D’autres recherches suggèrent que les notifications et l’alternance entre les microtâches imposées par les outils numériques invitent le cerveau à délaisser les longues périodes de concentration. Une étude menée par Microsoft confirme que notre durée moyenne d’attention est passée de 12 secondes en 2000 à 8 secondes en 2015. Et cela ne va pas s’arranger avec les objets connectés portables, voire implantables, la voiture autonome, sans oublier les baskets avec GPS intégré déjà disponibles dans le commerce…

Nous n’avons pas la compétence qui justifierait que nous prenions parti. En revanche, avec d’autres, nous avons le devoir d’alerter. Effectivement, l’intelligence est notre premier patrimoine ; il détermine tous les autres enjeux. Depuis plusieurs siècles, une grande partie de l’humanité était portée par l’idée de progrès, expression de l’intelligence, comme le sont par ailleurs toutes les grandes œuvres du passé. Si les alertes des scientifiques étaient justifiées, ce sont les fondamentaux de notre relation au monde qui en seraient ébranlés.

Si l’intelligence régressait, sa place serait prise par les passions, les idéologies, le culte de quelque Big Brother. Nous nous retrouverions, pour des siècles, dans cette condition soumise et accablée que nos ancêtres ont si longtemps connue. Et tout cela alors que la complexité, l’interactivité et la liberté, la justice aussi, ne peuvent vivre que par l’intelligence.

Armand Braun

Des voix artificielles aussi vraies que nature

Il est désormais possible de reproduire fidèlement la voix humaine. Imiter à la perfection Ségolène Royale ou le regretté Coluche, que l’on soit un homme, une femme ou un enfant ? Chanter avec la voix de Céline Dion ? Faire parler son smartphone avec sa propre voix ? CandyVoice, petite start-up parisienne qui travaille en partenariat avec Microsoft, a mis au point un système de reproduction vocale personnalisé. Un marché naissant à la fois fascinant et inquiétant.

Les risques apparaissent d’emblée. N’importe qui pourra emprunter la voix d’un autre, soit un proche, soit une personnalité connue. On peut faire dire à quelqu’un ce qu’il n’aurait jamais dit : « dans un jeu vidéo un gamin de dix ans pourra parler avec la voix de Sylvester Stallone ou de Dark Vador. On pourra aussi organiser des karaokés où vous chanterez avec la vois de l’artiste original ».

Jérôme Cahuzac a été condamné pour fraude fiscale parce que l’enregistrement téléphonique dans lequel il s’accusait lui-même a été analysé et jugé authentique par le laboratoire de biométrie de la police scientifique. Désormais, ce type de preuve devient incertain.

Les services qui peuvent être rendus par cette technique sont nombreux : rendre leur voix à ceux qui l’ont perdue à la suite d’une maladie ou d’une opération, faire dialoguer les systèmes d’assistance avec leurs utilisateurs, donner accès à l’information à des régions non desservies par Internet, grâce au téléphone mobile, aider à la revitalisation de langues en perte de vitesse…

Pour l’instant, les spécialistes ont encore recours à une astuce technique. Comme lorsque l’IRCAM a récréé la voix de Louis de Funès pour doubler l’un des personnages du film de Jamel Debbouze Pourquoi j’ai mangé mon père. Les techniciens ont utilisé une technologie qui permet de plaquer une voix reconstituée sur celle d’un comédien, un peu comme un moulage. Un travail très réussi, qui a toutefois exigé trois linguistes et quatre ingénieurs pendant deux mois pour 3 minutes et demie de son.

Yves Eudes – Le Monde – 5 février 2017
Franck Niedercorn – Les Echos – 21 février 2017

Les prisons néerlandaises en panne de pensionnaires

Alors que les prisons sont surpeuplées un peu partout en Europe. Les Pays-Bas sont confrontés au problème inverse.

Les Néerlandais sont très pragmatiques, notamment quand il s’agit de la loi et de l’ordre : ils jugent que les prisons coûtent cher, que vis-à-vis des petits délinquants la réhabilitation vaut mieux que l’incarcération. Meilleure prévention d’après les uns, simple diminution des plaintes et des arrestations d’après les autres, toujours est-il que la criminalité a diminué d’un quart dans le pays au cours des neuf dernières années.

Bref, on prévoit un surplus de 3 000 cellules en 2021. Déjà 19 prisons sur 60 ont été fermées lors des trois dernières années et d’autres fermetures interviendront prochainement.  La pénurie de prisonniers a incité le gouvernement à inventer d’autres usages à ces bâtiments.

Une douzaine de prisons ont été converties en centres d’hébergement pour demandeurs d’asile. Même si les portes d’origine ont été conservées (mais s’ouvrent désormais de l’intérieur), des cellules ont été regroupées pour constituer des appartements familiaux, d’autres sont devenues des gymnases ou des cuisines. Les murs extérieurs et les barbelés ont été abattus.  Les réfugiés jouent au foot dans les immenses cours intérieures. Et des jardins ont été plantés.

D’autres prisons ont été sous-louées à des Etats voisins : la Belgique a déjà envoyé 500 de ses prisonniers de l’autre côté de la frontière ; la Norvège vient de signer – pour 25 millions d’euros par an –  un bail de trois ans afin de loger 242 détenus dans la prison de haute sécurité de Norgerhaven.

Voilà de quoi inspirer notre ministère de la Justice, qui souhaite multiplier les prisons, qui se heurte aux collectivités locales qui n’en veulent pas et qui est, par ailleurs, fort démuni.

Dan Bilefsky et Christopher F. Schuetze – International New York Times – 9 février 2017
Prospective.fr

Génération selfie

Au plafond de la chapelle Sixtine, une femme blonde se regarde dans un miroir. Quand vous êtes dans le fond de la chapelle, regardez tout en haut à droite, parmi les ancêtres du Christ : cette belle femme est là, fascinée par son propre reflet. Dans le riche dictionnaire du symbolisme chez Michel-Ange, cette blonde est l’incarnation de la vanité. Telle a toujours été la figure de la femme au miroir. La vanité était considérée comme une dangereuse faiblesse de l’être humain.

Cinq siècles plus tard, les choses ont changé. Il semble y avoir une femme dans chaque miroir, et le concept même de « vanité » a du plomb dans l’aile. De nos jours, non seulement il est parfaitement acceptable d’être en adoration devant sa petite personne, mais la quête de son propre reflet est devenue une épidémie planétaire.

Inventeur de la femme au miroir, c’est l’art lui-même, ce pervers, qui inventa aussi le selfie. Dans la chapelle Sixtine, à l’extrême opposé de la femme blonde, tout à gauche, se trouve la fameuse fresque du Jugement dernier, où l’on peut voir un sale type, dans le plus simple appareil, tenant dans la main ce qui ressemble à la dépouille d’un animal. Le bonhomme en question n’est autre que Saint Barthélemy, qui connut le martyre écorché vif par les Romains ; c’est sa propre peau qu’il tient. Mais le visage de cette dépouille est celui de Michel-Ange. Un autoportrait qui est aussi une mise en scène.

Si les artistes ont été les premiers à pratiquer le selfie, c’est qu’ils furent longtemps les seuls à pouvoir le faire. Avant l’avènement du smartphone, il fallait savoir peindre et dessiner avec talent pour produire des portraits ressemblants. Et la ressemblance ne suffisait pas. Il fallait aussi avoir quelque chose à dire. Couvre-chefs bizarres, chaînes en or, pelisses revêtues pour l’occasion, les autoportraits de Rembrandt sont tous des mises en scène. Et sur tous, il semble très malheureux. Ces selfies de Rembrandt qu’il a réalisés tout au long de sa vie et où le retrouve à tout âge, sont aussi des fantaisies sur le passage du temps, la brièveté de la vie. Sauf chez le Caravage qui s’est portraituré en Bacchus, la plupart des autoportraits, ceux de Gauguin, Van Gogh, Frida Kahlo… sont un genre sombre et grave.

Aujourd'hui, le selfie est un jeu d’enfant : on fait la mise au point et on clique. C’est à la portée de tous. Le moindre anonyme a en main l’outil nécessaire pour – croit-il – devenir quelqu’un.

Waldemar Januszczak – The Times – 22 janvier 2017 – reprise par Courrier international
9 février 2017

Réforme et réalité : l’exemple des jeux d’argent

L’alerte vient d’Italie, où, l’an dernier, la population a consacré aux jeux de hasard 95 milliards d’euros, soit 4,7% du PIB. Plus de 414 000 machines sont installées dans les bars, les arrière-salles de restaurants, chez les buralistes. Le secteur rassemble 5 000 entreprises qui emploient environ 120 000 salariés. En 2009, suite au séisme de l’Aquila, c’est ainsi qu’ont été réunis les fonds nécessaires à la reconstruction.

La raison d’être des jeux d’argent n’est pas entièrement mauvaise. C’est une manière de ne pas augmenter les impôts. Mais c’est un fléau. Les Italiens jouent en moyenne 13,5% de leurs revenus, soit 1 583 € contre 58 € dans l’achat de livres. 47% des personnes démunies, 56% des membres les moins favorisés de la classe moyenne et 47% des adolescents de 15 à 19 ans jouent régulièrement. Deux millions de joueurs, qui pratiquent de manière compulsive, sont considérés comme étant à risque : en fait, cette « ludopathie » est une véritable maladie, comme toutes les addictions. En France, pas de machines à sous, la nature des jeux est partiellement différente, mais les chiffres sont du même ordre. Pour l’Etat les problèmes viennent principalement du PMU, en difficulté économique et par ailleurs en compétition avec des sites Internet étrangers dont la légalité , face aux monopoles publics, a eu du mal à s’imposer.

En France et en Italie, il est beaucoup question de réforme. Chez nous, la Cour des Comptes a publié en octobre dernier un rapport, que vient de compléter un autre rapport rédigé par des Parlementaires. Ces derniers recommandent la création d’un Comité interministériel qui établirait la politique publique en matière de jeux d’argent et de hasard.

Dans les deux pays, de multiples propositions sont destinées à protéger les mineurs, à lutter contre le blanchiment d’argent et l’addiction. Toutes ces initiatives sont intéressantes…

Mais, comme souvent, réformer est une manière de ne pas s’interroger sur le fond, équivoque quoique l’on raconte. Il y a les problèmes de santé : le Parlement italien évalue à 7 milliards d’euros par an le coût pour la santé publique. Et il y a la réalité de l’addiction : allez donc, de préférence un samedi matin, observer ce qui se passe dans un bureau de tabac ou un PMU ; vous y verrez comment tant de pauvres gens gaspillent ce qui leur reste de ressources dans une illusion, vous y verrez à nu la misère et la désespérance.

La réalité de la situation impose de se demander quelle est, en regard de tout cela, la valeur de ces jolis mots que les représentants des institutions publiques savent si bien mettre en avant : l’éthique, la morale, la transparence… On sait bien que dans les jeux d’argent, c’est toujours la banque (ici l’Etat) qui gagne !

Olivier Tosseri – Les Echos – 8 février 2017
Christophe  Palierse – Les Echos – 10 février 2017
Prospective.fr

Ce que les disputes entre chauves-souris nous enseignent peut-être

Vous pensez que le goût de la polémique perpétuelle et de la joute verbale est typiquement français ?  Mais ce phénomène dépasse largement nos frontières. Et même le cadre de notre espèce !

Ainsi, la « rhétorique de combat » est très répandue chez une grosse chauve-souris africaine friande du fruit du baobab. C’est ce qu’a montré Yossi Yovel de l’université de Tel-Aviv en analysant des milliers d’échantillons de vocalisations émises par ces animaux sociaux et très bavards.

Il a mis au jour chez eux un système de communication très riche et surtout fondé sur la querelle. A l’exception de ceux émis lors des accouplements ou par un petit éloigné de sa mère, la quasi-totalité des cris enregistrés survient lors de conflits au sujet d’un partenaire sexuel, de la nourriture, d’une place sur le perchoir ou d’un endroit pour dormir.

Au-delà de la tonalité belliqueuse des conversations, l’étude a démontré le degré de précision inouï du vocabulaire utilisé par ces chauves-souris. Des spectres acoustiques distincts sont associés à l’identité de l’émetteur, celle du destinataire, la nature du conflit…

De même, les singes verts avertissent leurs congénères de la présence d’un prédateur, soit aérien (et leurs congénères se réfugient dans les fourrés), soit terrestre (et alors ils grimpent à l’arbre).

Les chercheurs différencient chez les mammifères qui communiquent ainsi entre eux deux systèmes : les vocalisations innées (comme les pleurs d’un bébé) et un autre plus récent, le début d’un véritable langage, plus volontaire et plus articulé, lié à l’évolution du cortex.

D’où l’hypothèse que notre langage n’est peut-être pas une rupture mais une continuité. En effet aucune donnée actuelle ne suggère l’existence au sein du cortex d’une région spécifiquement humaine qui serait absente chez les autres primates.
A suivre.

Angela Sirigu – Le Monde – 8 février 2017

Les petits migrants à l’école

« Le droit à la scolarisation vaut pour tous les enfants, quels que soient leur origine, leur statut ou leur situation familiale. » Geneviève Avenard, la Défenseure des enfants, aime rappeler ce principe. En France, 52 500 élèves allophones (de langue maternelle étrangère) ont été scolarisés en 2014-2015, soit 0,56% des effectifs globaux.

La prise en charge de ces enfants de migrants est difficile et ne se développe que progressivement, avec des retards et beaucoup de disparités. Par ailleurs, l’intégration dans le primaire est relativement  plus facile que dans l’enseignement secondaire, où l’effort à réaliser ne porte pas seulement sur la connaissance de la langue mais aussi en grande partie sur les contenus. C’est pourquoi la plupart de ces enfants sont dirigés vers des enseignements courts qui rendent possible une rapide insertion professionnelle. Mais ce n’est qu’une étape, les ambitions de beaucoup vont plus loin. Et, «quand ils arrivent à 10-11 ans et qu’ils ont été bien scolarisés dans leur pays d’origine, cela se passe super-bien », déclare une professeure de français.

Alors qu’il est de bon ton de parler en termes négatifs de l’Education nationale  – et nous n’avons pas échappé à la loi du genre dans la mini-rubrique « Pourquoi » de ce mois – il faut cette fois rendre hommage à un effort d’intégration qui reste largement ignoré.

Marie Quenet – Le Journal du Dimanche – 5 février 2017

L’entreprise sans personnel (ou presque)

Les entreprises américaines font tout pour n’avoir que très peu de salariés. Le recours à des sous-traitants, à des entreprises de travail temporaire, à des travailleurs indépendants, recouvre désormais l’ensemble de leurs activités. Deux illustrations qui ont trait à Google, l’une des entreprises où le plus grand nombre de jeunes aspirent à travailler : 70 000 personnes se consacrent au projet de voiture autonome, aucune ou à peu près n’est un employé de Google ; Alphabet, le centre d’innovation avancée de Google occupe autant de non-salariés que de salariés. Sans parler des activités des entreprises américaines en Chine, en Inde ou ailleurs. Les industries du pétrole, du gaz et de la pharmacie, emploient au moins deux collaborateurs extérieurs pour chaque salarié maison.

Cette force de travail parallèle est moins rémunérée, sa condition est aléatoire et renforce l’inégalité entre des personnes qui font le même travail. Sans que l’on sache exactement ce qu’il en est, les économistes évaluent que ceux qui sont concernés représentent entre 3 à 14% de la main d’œuvre nationale, ce dernier chiffre correspondant à environ 20 millions de personnes. Une évolution de même nature est en cours pour des emplois de cols blancs tels que les chercheurs, l’encadrement  industriel ou le personnel bancaire. La célèbre société de conseil Accenture PLC, elle-même l’un des plus importants fournisseurs de personnel qualifié, estime que, dans les dix ans à venir, il n’y aura plus, dans les grandes entreprises, aucun collaborateur propre en dehors des bureaux de la direction. C’est la structure d’ensemble de l’industrie américaine qui est ainsi en train de changer et on voit apparaître, par exemple, de formidables entreprises pour gérer le personnel extérieur et aussi les tâches complexes que l’entreprise ne veut plus assumer elle-même. Ainsi UPS qui emploie des milliers d’experts en logistique et en automatisation.

La logique de cette transformation est la suivante : les dirigeants d’entreprise souhaitent consacrer tout leur temps et leur énergie à ce qui est leur cœur de métier, la stratégie. Tout le reste est automatisé ou externalisé d’une manière ou d’une autre. Les plus grands bénéficiaires de cette mutation sont les entreprises de travail temporaire et les grandes sociétés de conseil.

Notre point de vue : tout cela est juste. Ne nous laissons pas abuser par les sociologues, économistes, statisticiens qui disent le contraire. Tenons-nous à l’écart de tous les jugements de valeur, regardons en face la réalité rapidement émergente, et essayons de comprendre.

Lauren Weber – The Wall Street Journal – 3 février 2017
Prospective.fr

Mars sur Terre

Une chaleur oppressante, des miasmes de souffre et de chlore, un paysage de rochers vert et jaune fluo, de cailloux pourpres, de « pains » de sel, des étangs bouillonnants d’eau acide, des cheminées qui surgissent et murmurent étrangement, un sol qui se dérobe à la jonction de trois plaques tectoniques… tel est l’enfer connu sous le nom de dépression du Danakil ou dépression de l’Afar. C’est une vallée du grand rift qui va du volcan Dallol en Ethiopie aux plaines de sel du lac Assal à Djibouti. Elle se situe à plus de 100 mètres en dessous du niveau de la mer et c’est l’un des endroits les plus chauds et des plus arides de la Terre, avec une température moyenne de 35° et moins de 100 ml de précipitations annuelles.

Cette région ressemble fort à la planète Mars. C’est pourquoi une équipe de scientifiques européens  (Europlanet) s’y intéresse. Les microbes capables de survivre dans cet environnement hostile pourront peut-être les aider à comprendre la possibilité de formes de vie extrêmes sur d’autres planètes que la nôtre. Etudier les microbes du Danakil peut nous entraîner à identifier des formes de vie insolites que pourront rencontrer les explorateurs (humains ou robots) de la biologie des autres mondes. Mars est une planète extrêmement froide, mais ses origines sont volcaniques et peuvent être similaires à celles des débuts de la Terre.

Parmi les micro-organismes qui intéressent les chercheurs, il y a notamment les chimiolithotrophes, des bactéries qui vivent dans des environnements extrêmes, comme les abysses et les sources chaudes, tirent leur énergie de composés non organiques et n’ont pas besoin de lumière. Elles étaient probablement les premières bactéries apparues sur Terre et c’est ce qui les rend si intéressantes d’un point de vue astrobiologique.

Amy Yee – International New York Times – 1er février 2017

Utopies flottantes

Le Seasteading Institute est une fondation qui a pour vocation de créer des îles artificielles où pourront être expérimentés des projets politiques libertariens. Puisque les Etats se sont réparti la totalité des terres émergées et ne semblent guère disposés à en céder le contrôle, pourquoi ne pas leur faire concurrence en créant de nouveaux territoires en dehors de leur juridiction ? Entrepreneurs géniaux, geeks paranoïaques, éco-libertaires et simples idéalistes pourront y réaliser leurs aspirations loin de tout pouvoir central.

C’est au large de la Polynésie française que sera développé un projet pilote d’île flottante accueillant quelques centaines de résidents. La Polynésie y voit la possibilité d’accélérer les promesses de l’économie bleue, la perspective d’investissements importants, ainsi qu’à plus long terme une possible solution à la montée des eaux.

Quelle que soit la viabilité de cette entreprise, il faut prendre le Seasteading Institute au sérieux. Son ambition est éminemment morale : combattre la pauvreté, réduire la pollution, vivre en accord avec la nature, développer de nouvelles formes d’énergie et – en passant – mettre fin à la guerre : faute de nations belliqueuses, qui serait encore assez fou pour prendre les armes ? Ce dont rêvaient nos parents soixante-huitards dans les bergeries du Larzac, sous l’étendard de la décroissance, se décline aujourd'hui dans une version entrepreneuriale et technophile. Voilà l’utopie privatisée.

Même si le Seasteading Institute reste réservé à une minuscule avant-garde, il s’inscrit dans un puissant mouvement mondial de sécessionnisme. L’idée d’un peuple homogène, rattaché à un Etat-nation et soudé par un même passeport, disparaît à mesure que s’éloigne l’ère industrielle. La révolution numérique fait soudain place à la possibilité vertigineuse de choisir son identité parmi une infinité d’appartenances virtuelles. Nous vivons aujourd'hui une période de transition douloureuse, traversée de poussées nostalgiques dont les nationalismes se font l’écho. Transition qui pose des difficultés économiques et sociales, mais aussi juridiques : l’accord-cadre entre la Polynésie et le Seasteading Institute mentionne en effet que « les parties signataires doivent agir dans le cadre d’une réglementation spéciale ». Quelle réglementation pourra jamais prévoir l’absence de réglementation ? En d’autres termes : l’Etat acceptera-t-il de faciliter sa propre disparition ? Voilà la question de notre siècle.

Gaspard Koenig – Les Echos – 1er février 2017

Le sens du beau

Quelles œuvres d’art mes étudiants ont-ils comprises et intégrées à leur horizon personnel ?

Non seulement, ce sont des œuvres qui appartiennent toutes au règne dominant de l’image, mais encore elles relèvent d’un régime particulier de signification. Il suffit pour le comprendre de citer les deux œuvres les plus connues actuellement : d’Otto Dix, Les Joueurs de skat ; de Picasso, Guernica. Viennent ensuite, mais loin derrière, La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix et Le Radeau de la Méduse de Géricault.

Pourquoi ? Parce que l’artiste a voulu « faire passer un message », « illustrer » un fait historique.

On reconnaît là la formation qu’ils ont reçue et cette fameuse conception informationnelle de la communication, qu’on a voulu appliquer à l’œuvre d’art : ainsi le « message » est le plus important ; la « forme » étant considérée comme relevant de la fonction poétique.

Espérons qu’on a expliqué à cette jeunesse que l’œuvre d’Otto Dix ne se réduit pas à un message du type « #gueules cassées » ; que les formes sensibles de la Liberté de Delacroix portent une signification dont l’anecdote historique n’est qu’un élément ; que si Picasso avait voulu « faire passer le message » que les nazis ne sont pas gentils, il aurait pu tout aussi bien, si la technique l’avait permis, « twitter » à ce sujet, au lieu de s’embarrasser à barbouiller une toile de 3 mètres sur 8.

Cette manie de la réduction de l’art à ses « messages » induit un appauvrissement sensible inquiétant. Il est des œuvres, et parmi les plus grandes, qui ne nous disent, à la lettre, rien. Les Nymphéas, œuvre inconnue de tous mes étudiants , par exemple. Qu’advient-il, pour eux, dans ces conditions, des œuvres qui relèvent d’une intense et lyrique présence, irréductible à un message, disons au Full fathom five de Jackson Pollock, aux Variations Goldberg, aux paysages de Poussin ? Rien. Si l’apparence n’est rien qu’une surface qu’il faut traverser pour accéder à un message résumable en 140 signes, comme un gazouillis de la médiasphère, à quoi bon Le Bœuf écorché de Rembrandt ?

À côté de l’illettrisme se joue un drame moins spectaculaire et moins médiatisé, mais tout aussi important : celui de la misère sensible. Nous n’apprenons pas à cette jeunesse à recevoir les formes en tant qu’elles se donnent comme objets de dilection et de délectation – et le sensible se venge –, l’enlaidissement grandissant de la vie quotidienne en est, en partie, la conséquence.

Stéphane Audeguy – La Croix – 26 janvier 2017

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