Prospective.fr – Décembre 2017 – Edito
À propos du revenu universel

« L’homme est le seul animal qui doit travailler », notait Kant dans ses Réflexions sur l’éducation. Tocqueville ne disait pas autre chose : « L’homme, comme tous les êtres organisés, a une passion naturelle pour l’oisiveté. Il y a pourtant deux motifs qui le portent au travail : le besoin de vivre, le désir d’améliorer les conditions de son existence. L’expérience a prouvé que la plupart ne pouvaient être suffisamment excités au travail que par le premier de ces motifs, et que le second n’était puissant que sur un petit nombre » (Mémoire sur le paupérisme – 1835). Et la pensée sociale, du XIXe siècle à nos jours, pourtant si diverse, érige ce point de vue en postulat. Il est admis que le travail est indispensable pour subvenir aux besoins, acquérir des savoirs et des savoir-faire, entrer en relation avec les autres, bref être humain.

Mais le monde change, la science et la technique impactent l’activité et la vie des gens. Les références passées sont compromises par une réalité en discontinuité que nous avons du mal à saisir et à interpréter.

Le malaise qu’engendrent le chômage ou la faible rémunération des non qualifiés, la disparition de secteurs entiers de l’économie, la nécessité de renouveler les compétences cherche sa traduction politique. C’est dans l’introduction du revenu universel que de nombreux pays pensent la trouver. Aux États-Unis, des expérimentations sont en cours sur la Côte Ouest et où l’Alaska accorde à ses résidents un revenu minimum de 1 100 $.

La Finlande teste une mesure analogue en octroyant pendant deux ans 560 € par mois à des chômeurs tirés au sort. Il pourrait en aller de même bientôt en Suisse. En France aussi, l’idée est dans le vent et va être testée dans plusieurs départements. Le projet de regroupement des allocations sociales de base va dans ce sens.

Voilà l’exemple d’un projet lourd envisagé avec légèreté.

Lourd en raison des enchaînements de causes et d’effets qu’il ne manquera pas, derrière l’apparence des satisfactions accordées, d’induire à court et long terme dans des domaines aussi essentiels que nos conceptions de l’autonomie des personnes, les politiques sociales et économiques, le politique tout court. Qui peut dire l’impact des robots dans le futur proche ? Et qui peut répondre vraiment à la question du financement, alors que tant de besoins seront en concurrence ? En regard de la complexité de toutes les données, prétendre identifier des signaux faibles est une plaisanterie.

Envisagé avec légèreté, parce qu’il n’est fondé que sur les circonstances d’un moment, une idée à la mode, le souci de traiter une urgence, parfois l’ambition d’une personnalité. À l’aveuglette, nous ne posons même pas la question de savoir si cette émancipation matérielle des plus pauvres les aidera à se prendre en charge ou si, au contraire, elle débouchera, jeux vidéo et autres à l’appui, sur une forme moderne de panem et circenses (« du pain et des jeux », comme dans l’ancienne Rome).

Est-il concevable de laisser les armes au vestiaire, de mettre de côté les arguments des partisans et ceux des adversaires, de prendre un peu de hauteur vis-à-vis des contingences, de percevoir que l’enjeu du revenu universel pourrait servir de précédent pour aborder d’autres questions qui ne sont pas moins difficiles comme l’environnement, l’éducation, voire l’intégration de certains migrants ? Voilà de quoi il s’agit.

Mais sommes-nous capables de prendre en compte « la référence de l’avenir », comme le proposait Gaston Berger ?

Il y a bien longtemps (si longtemps que je n’ose pas préciser l’année), dans un ouvrage co-rédigé avec Hélène Braun, j’annonçais le découplage entre la rémunération et le travail. Nous y sommes !

Armand Braun

Print Friendly, PDF & Email