Prospective.fr – février 2018 – Edito
Les meilleures intentions

Les décisions publiques sont adoptées, en principe, au nom de bonnes intentions. Mais elles n’ont pas toujours les conséquences qu’on en attendait. En voici quatre : une bêtise des années 1960, une catastrophe des années 1980, une règlementation en cours, une réinvention pour un avenir proche.

À Vilnius, en Lithuanie, parmi environ 500 squelettes enterrés depuis des siècles dans la crypte d’une église, gisaient 200 corps entiers, avec leurs vêtements, leur chair, leurs organes : les conditions atmosphériques de la crypte les avaient naturellement momifiés. Un sujet d’étude formidable pour qui s’intéresse à l’histoire des maladies ! Au début des années 1960, craignant que des bactéries et des virus dont ces cadavres pouvaient être porteurs ne s’échappent et ne déclenchent une épidémie, les autorités ont ordonné que les momies soient enfermées derrière un mur de verre hermétiquement scellé. Et c’est ainsi que, dans un environnement soudain humide et privé d’air, elles ont commencé à pourrir…

La politique chinoise de l’enfant unique avait pour but de mettre fin aux famines. C’est par la force et la violence qu’elle fut appliquée : de 1980 à 2014, 324 millions de Chinoises ont dû subir la pose d’un stérilet et 107 millions une ligature des trompes ; le deuxième enfant n’avait pas d’existence officielle, il n’avait droit ni à l’éducation ni aux soins, et ses parents, s’ils étaient fonctionnaires, perdaient leur emploi. On sait ce qu’il en est résulté : enfant roi, gâté-pourri, puis, une fois adulte, obligé de subvenir aux besoins de tous ses anciens ; déséquilibre démographique entre filles et garçons ; vieillissement de la population. Conscientes aujourd’hui du désastre qu’elles ont provoqué, les autorités tentent de convaincre les familles d’avoir un deuxième enfant, mais l’incitation ne fonctionne pas bien quand elle suit l’intimidation : cette nouvelle intervention dans la vie intime des couples suscite l’indignation. De toute façon, il est trop tard : le rebond de la fécondité sera insuffisant pour ralentir significativement le vieillissement de la population. Il aurait tellement mieux valu que les pouvoirs publics chinois s’abstiennent de se mêler de ce qui regarde les gens…

L’interdiction de la vaisselle jetable, après celle des sacs en plastique, a toutes les apparences d’une mesure vertueuse pour l’environnement. Mais, faute de matériaux de substitution, elle s’avère un vrai casse-tête pour les industriels. La vaisselle en carton n’est pas une alternative satisfaisante et on ne par ailleurs des couverts en carton ne serviraient à rien. D’où l’invention de la vaisselle à croquer. Après les petites cuillères en sucre, voici celles en biscuit à partir de millet ou de sorgho (au goût de gingembre, céleri, carotte). Des verrines fabriquées à partir de pomme de terre apparaissent et peut-être bientôt des canettes à base d’algues…

Une cinquantaine d’espèces animales sont menacées d’extinction d’ici à la fin du siècle. Beaucoup ont déjà disparu, qui avaient leur place dans l’équilibre naturel, comme le pigeon voyageur, allié des arbres à feuilles caduques. Il sera possible, dans un avenir assez proche, de les faire revivre en croisant leur ADN avec des animaux actuels assez proches. Une technique fascinante sur le plan scientifique, mais au coût si élevé qu’on ne pourra pas les sauver tous. Il faudra donc faire des arbitrages, laisser de côté le spectaculaire pour privilégier l’utile. Et puis, faudra-t-il vraiment les lancer dans de telles prouesses, quand on sait que faire revivre un animal qui n’existe plus coûte trois à huit fois ce que coûterait la sauvegarde d’un animal qui existe encore. Vaut-il mieux ressusciter les mammouths ou protéger les éléphants ?

Chacune de ces histoires comporte sa morale particulière. Leur point commun, c’est la difficulté de faire la différence entre le bien et le mal, de savoir qui porte la responsabilité des conséquences (d’où les postes où l’on nomme quelqu’un d’assez jeune pour qu’il les vive), de savoir que les choix sont rarement réversibles (d’où les postes où on nomme quelqu’un d’assez vieux pour avoir l’espoir de le changer).

Il faut quelquefois aller contre l’opinion pour imposer une mesure salutaire, comme la vaccination qui protège non seulement ceux qui la reçoivent mais aussi tous les autres. On n’est jamais à l’abri de décisions stupides, suscitées par des croyances du moment. Qui est légitime pour décider ? Au nom de quoi ? Le bon sens peut être un faux ami. L’arrogance devrait-elle être rangée parmi les péchés capitaux ? Va-t-on par exemple, au nom d’un nouveau puritanisme, décrocher les toiles de Balthus et de Picasso et passer le plafond de la Chapelle Sixtine à la chaux ?

Hélène Braun

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