Prospective.fr – juillet 2018 – Edito
Culture et gourmandise

Quand la culture s’invite dans nos assiettes

Il y a un an, la gastronomie française a été inscrite par l’UNESCO au patrimoine de l’humanité. Voici, pour célébrer cet anniversaire, une petite revue de plats qui portent des noms d’artistes.

Le premier qui vient à l’esprit est Rossini. « Ce que l’amour est au cœur, l’appétit est à l’estomac. L’estomac est le maître de musique qui freine ou éperonne le grand orchestre des passions. Manger et aimer, chanter et digérer sont les quatre actes de l’opéra bouffe qui a pour titre la vie », a-t-il écrit. Il ne composait pas que des opéras et des morceaux de musique, mais aussi des plats, passant peut-être davantage de temps devant les assiettes que les partitions. Enfant, pendant les tournées de ses parents, cantatrice et corniste, il avait été en pension chez un charcutier (qui lui fit donner des leçons de musique) et regrettera parfois de ne pas en avoir fait son métier.

Il a donné lui-même le titre de certaines de ses œuvres à des plats de son invention : « bouchées de la Pie voleuse », « tarte Guillaume Tell » et inversement une allure de menu à des morceaux de musique : Hâchis romantique, Petite valse à l’huile de ricin

C’est donc lui qui aurait demandé qu’on lui serve au Café Anglais, à Paris, une tranche de filet de bœuf surmontée de foie gras et de quelques lamelles de truffes. Le maître d’hôtel devait terminer la préparation sous les yeux des convives, ce qui le choqua. Rossini lui dit : « Eh bien, servez-nous en tournant le dos ». Selon d’autres sources l’inventeur serait Casimir Moisson du restaurant La Maison dorée ou encore Marie-Antoine Carême, l’un et l’autre amis du compositeur. Quoiqu’il en soit, le tournedos Rossini est resté à la carte.

Née Helen Porter Mitchell en Australie, la cantatrice colorature Nellie Melba doit son nom de scène à la ville de Melbourne où elle donna son premier concert et au diminutif anglais d’Helen. Sa beauté, sa présence sur scène et sa tessiture étendue lui valurent une carrière internationale. Elle fut l’une des premières cantatrices dont la voix fit l’objet d’enregistrements phonographiques au début des années 1900. On peut toujours l’entendre interpréter La Traviata ou Rigoletto sur YouTube. Mais elle demeure peut-être plus célèbre encore grâce à la pêche Melba que le chef cuisinier du Savoy à Londres a créée en son honneur en 1899 : une pêche cuite avec glace à la vanille et coulis de framboise.

Ce dessert a peut-être été inspiré par un autre chef, une autre diva, une autre Hélène. En 1874, quand triomphait sur les Boulevards l’opérette La Belle Hélène, c’est en l’honneur à la fois de son auteur, Offenbach, et de son interprète, Hortense Schneider, que le chef Georges Auguste Escoffier eut l’idée de « la Poire Belle Hélène », une poire pochée nappée d’une sauce au chocolat chaude. C’est plus tard qu’on a ajouté une boule de glace à la vanille.

C’est aussi un événement médiatique qui a inspiré le carpaccio. Créée dans les années 1950 au Harry’s Bar de Venise à l’intention d’une cliente qui ne mangeait que de la viande cure, la recette fut baptisée ainsi en l’honneur de Vittore Carpaccio (1463-1526), peintre vénitien qui faisait alors l’objet d’une rétrospective. Le rapprochement aurait été inspiré au chef Giuseppe Cipriani par les rouges de la palette du peintre. Contrairement à ce qu’on croit communément, il est ici question de la couleur du mets et non de la finesse des tranches. Les carpaccios de saumon, de tomate ou d’ananas sont des plats léger et agréables, mais des contresens.

« Imaginerait-on seulement déguster un Rembrandt de langoustines, un Caravage de courgettes, un Vélasquez de poulpe ou un Cézanne d’ananas ? Ce serait, certes intrigant, mais pourrait sembler prétentieux ou tomber comme un cheveu sur la soupe », s’amuse Stéphanie Noblet (dans le Monde du 24 juin).

Eh bien oui, on peut l’imaginer. Les noms des plats interchangeables à la carte des cafétérias de musées s’inspirent des œuvres les plus célèbres exposées en permanence ou temporairement. Vincent Van Gogh – dont les reproductions battent un record sur les porte-clefs sur les calepins, calendriers, tasses et autres souvenirs – s’invite malgré lui à la table de nombreuses cantines pour touristes, y compris l’auberge Ravoux à Auvers-sur-Oise, où il a fini ses jours. Mais voilà, contrairement à Rossini, Van Gogh s’il était un génie de la peinture n’était pas (bien que né dans l’autre pays du fromage) un gastronome…

Pour devenir mondialement célèbre et entrer dans le dictionnaire des noms communs, il faut à une recette plus qu’un timing réussi et une bonne communication : le métier, le talent, voire le génie, non seulement de l’artiste dont elle usurpe le nom, mais ceux aussi du cuisinier qui l’a conçue.

Hélène Braun

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