Prospective.fr – Mai 2017 – Edito
Vous reprendrez bien une sucrette ?

Seules les langues mortes sont immuables. Les langues vivantes évoluent constamment. Nous continuons (et devons continuer) d’apprécier le théâtre et la littérature du XVIIe siècle, mais seulement au théâtre (même en costumes modernes) et dans les livres. Les mots en perruque et poudrés de Molière ou Corneille seraient tout à fait incongrus dans notre vie courante. Sans remonter aussi loin : l’intonation, l’accent, la prononciation des films en noir et blanc des années 1930-1950 nous semblent terriblement démodés. Et les mots ! Ce sont les mots qui changent le plus. Ainsi le mot « réclame » a-t-il été remplacé par « publicité », lui-même supplanté par « communication ».

Deux chercheurs, Marcelo Montemurro et Damian Zanette, ont étudié 5 630 noms communs (anglais, français, allemands, espagnols, italiens et russes) au travers de plus de quatre millions et demi de livres publiés entre l’an 1700 et aujourd’hui. Il en ressort que les mots que nous utilisons ont une durée de vie de quatorze ans environ avant d’être délaissés pour d’autres, quitte à revenir plus tard. (Il en va de même pour les prénoms). « Le vocabulaire que vous utilisez aujourd’hui ne sera pas le même dans quatorze ans. Certains mots seront jetés aux oubliettes au profit de synonymes, avant que nous ne vous en lassiez et que vous en choisissiez d’autres, et ainsi de suite ».

Souvent le mot nouveau ou l’expression nouvelle paraissent plus valorisants. Oubliant qu’il n’y a pas de sot métier, de sottes gens croient bon de renommer certaines professions. Vous l’avez tous remarqué, le « balayeur des rues » est devenu « technicien de surface » puis « employé municipal ». Comme si fabriquer ou vendre était moins noble que conseiller, les enseignes annoncent « coiffeur visagiste », « opticien conseil », « fleuriste conseil »… Conséquence, les conseillers ont voulu se démarquer et, franglais oblige, se sont renommés « consultants ».

Depuis que les médias ont acquis l’importance qu’ils ont maintenant, l’évolution naturelle et spontanée du vocabulaire a, dans une certaine mesure, cessé de l’être. Le souci d’égalité qui gomme toutes les différences, du moins dans le vocabulaire, a fait du « nain » une « personne de petite taille » puis « verticalement différente ». L’ « aveugle » est devenu « non voyant », le « sourd » « malentendant ». On n’est plus « infirme » mais « handicapé » et, depuis peu, « en état de handicap ». Même évolution pour le « mongolien », appelé plus justement « trisomique » mais dernièrement « porteur d’une trisomie 21 ». Et bientôt c’est le genre qu’il faudra gommer dans les paroles et les écrits !

Certes, cette évolution imposée provient d’une bonne intention et apporte à des personnes, des métiers, des circonstances une dignité peut-être perdue. Mais en quoi, je vous le demande, est-il moins grave d’être porteur d’une maladie que malade ? Quand le handicap se cache, la personne n’est pas forcément mieux intégrée à la société. Eluder le problème, c’est aussi une manière de ne pas en tenir compte. Il vaut mieux – et on le fait de plus en plus, heureusement – installer des rampes d’accès, mettre à disposition des fauteuils roulants, équiper les bouts de quai et de trottoir de bandes rugueuses que faire semblant qu’il n’y a ni paraplégiques ni malvoyants.

Afficher sa différence peut être source de fierté pour qui réussit en dépit de son handicap. Senghor parlait de sa négritude, nager sans bras ni jambes c’est formidable, les Jeux paralympiques sont populaires à juste titre. L’affiche de l’exposition consacrée récemment à Beethoven à la Philharmonie de Paris le rappelle : la surdité du génie est mise en valeur par un gigantesque cornet acoustique devant une oreille. Le cornet acoustique a été remplacé par des appareils de plus en plus efficaces, de plus en plus petits, de plus en plus discrets, jusqu’à être insoupçonnables.

Mais, chez les « audioprothésistes-conseils », les « aides auditives » ont rejoint dans le champ lexical les « aides ménagères » et « auxiliaires de vie ». En attendant que ces derniers ne soient remplacés par des robots. Et alors, parce que les hommes ont besoin de vivre avec d’autres hommes, pardon, les hommes et les femmes ont besoin de vivre avec d’autres hommes et femmes, ce seront des androïdes avec une espèce de visage et un prénom leur conférant un semblant d’humanité.

Les mots s’usent, c’est une évolution naturelle. Ils s’édulcorent, c’est une évolution imposée. Et cette dernière peut devenir perverse : il ne faudrait pas qu’un usage dicté par les meilleures intentions débouche sur une forme de langue officielle. Sans parler du contrôle exercé par des idéologies, des religions, des pouvoirs, des courants intellectuels…

Des expressions à la mode reflètent le totalitarisme d’une pensée douce. « La bienveillance » semble plus facile que l’altruisme, « le mieux vivre ensemble », verbe à l’infinitif, plus dynamique qu’un substantif. Mais ce sont de nouveaux atours pour de vieilles choses. Trop de tiédeur, pas assez de froidure (oui, c’est un vieux mot, je le concède) ! Le téléspectateur urbain grignote des barres chocolatées et s’endort au fond de son canapé, face au présentateur de la météo qui gesticule devant une carte virtuelle en promettant du « beau temps », de la « douceur », même en hiver. Or, le froid laboure le sol en profondeur, extermine les vermines et les champignons dangereux pour les plantes ; les hivers doux donnent de mauvaises récoltes ; plus rigoureux est l’hiver, meilleur sera le blé et savoureux les fruits. Et le « beau temps » des citadins, c’est souvent la sécheresse redoutée ou subie par les ruraux.

Moins de sucre, plus d’acidité et de piment ! Assez de guimauve ! Mordons dans les fruits verts de la langue, celle qui ne mâche pas ses mots. Quand on édulcore le vocabulaire, on édulcore la pensée.

Hélène Braun

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