Prospective.fr – Novembre 2016 – Edito
Prospective et sentiment de l’attente

J’étais jeune et impatiente : plutôt me priver d’une baguette de pain ou d’une séance de cinéma que d’attendre mon tour dans la queue ! Et puis j’ai rencontré un vieux savant. Il était radieux, le CNRS avait enfin accepté le thème qu’il étudiait depuis plusieurs décennies. « Vous voyez, dit-il, la vie est longue ; on a toujours le temps. » Leçon inoubliable !

Tout obtenir immédiatement est généralement un privilège. « J’ai failli attendre ! », se serait exclamé Louis XIV, dont le carrosse était arrivé quelques minutes plus tard que d’habitude. Plus on est puissant ou riche, moins on attend ce qu’on désire. Plus un moyen de transport est rapide, plus il est coûteux : le TGV contre le car, le jet privé contre les avions de ligne … Faire partie pour une raison ou une autre d’un groupe à part, c’est bénéficier de passe-droit. Et l’on passe devant tout le monde pour un spectacle, une exposition, un péage d’autoroute … Mais il en est des coupe-fil qui s’achètent sur Internet comme de la mode qui se démode quand elle se démocratise.

Tout cela subit un effet de balancier. Au temps des rois fainéants qui somnolaient, dit-on, dans leurs chars tirés par des bœufs, ou à celui des traversées transatlantiques sur des paquebots de luxe, c’était la possibilité de perdre du temps. L’oisiveté était signe de richesse et de pouvoir. Mais ce peut être aussi l’inverse. Ambivalence du statut social : pouvoir consacrer une année à faire le tour du monde à la voile est autant dans le vent qu’afficher qu’on est sans cesse débordé.

Faire la queue, ce peut être aussi très chic. Sinon pourquoi ces files de touristes qui, sur la foi d’un guide de voyage, attendent des heures pour déguster un macaron ou une pitta au fallafel ? Sinon pourquoi attendre devant un magasin de luxe qu’on vous admette un par un pour avoir le droit d’acheter un seul sac ou une seule valise ? La mode suscite le désir. La rareté signe le statut social. Sinon, pourquoi considèrerait on comme un privilège d’être admis à s’inscrire sur une liste d’attente de plusieurs semaines ou plusieurs mois pour se procurer un accessoire de marque… voire le nec plus ultra des robots ménagers… qui à son tour vous permettra de réussir en quelques minutes chrono un plat raffinée qui prenait auparavant des heures à cuisiner.

Mais, quand ce n’est pas chic, personne n’aime faire la queue. C’est pourquoi, de plus en plus de magasins et services optimisent les files d’attente en établissant une file unique, quel que soit le nombre de caisses ou de guichets. Cela ne résout pas tous les problèmes, mais minimise le risque de la loi de Murphy – celle qui veut que, dès qu’on a choisi la file qui semblait la plus courte ou la plus rapide, celle-ci cesse d’avancer.

Enfin, grâce à la technologie numérique, ce temps des files d’attente sera bientôt révolu. Hurikat, info trafic des files d’attente vous informe en temps réel du meilleur moment pour aller au musée, appeler un service client, ou contacter une administration. En faisant appel à Hedetmoi.com vous pouvez envoyer quelqu’un faire la queue à votre place. Lineberty.com est un site sur lequel vous indiquez l’heure et le nombre de personnes à faire entrer dans un musée ou un spectacle et qui vous délivre une estimation du temps d’attente et un ticket pour passer directement à la caisse.

Et, en Inde, vient d’être lancé Sminq, une application pour mobiles qui permet de créer des files d’attente virtuelles : on n’arrive sur place que lorsque c’est à son tour de passer. Expérimentée dans la ville de Poona pour l’accès aux cliniques et cabinets médicaux, cette application a eu tellement de succès (120 000 patients impatients déjà inscrits et satisfaits) qu’elle a reçu un financement de 1 million de dollars pour être étendue à d’autres régions et d’autres domaines.

Mais la leçon du vieux monsieur demeure valable. Perdre du temps, c’est souvent en gagner. Le désir a du bon : il donne du prix aux choses. La patience est une vertu, pour autant que l’on ne reste pas inactif. Il a fallu cinq ans à Jean-Pierre Sauvage, notre récent prix Nobel de chimie, pour « nouer » des molécules en nœud de trèfle. La démarche prospective, c’est faire en sorte que le futur se produise tel qu’on l’espère.

Hélène Braun

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