Prospective.fr – Novembre 2017 – Edito
La ressource la plus rare : la compétence

Alors que l’intelligence artificielle étend son emprise à l’ensemble des formes d’activités, les grands opérateurs se livrent à une danse du ventre pour séduire ceux qui sont capables de la mettre en œuvre. Il est vrai qu’ils sont rares : moins de dix mille dans le monde. Si vous êtes l’un d’eux, vous pourrez, à la sortie de l’école ou peu après, gagner dans la Silicon Valley 300 000 à 500 000 dollars par an avec en bonus des actions qui vous donnent l’espoir de devenir bientôt millionnaire. Mais faites vite : vous n’avez que dix ans de bon !

Les acteurs qui ont du mal à rester dans la course – entreprises, banques, administrations, armée et police notamment – se font, à juste titre, bien du souci. Un seul exemple, la cybersécurité : des agressions récentes pourraient résulter d’un différentiel de compétence entre services spécialisés et hackeurs.

Les universités aussi : elles sont le principal terrain de chasse des recruteurs. Entre gagner beaucoup d’argent et former les étudiants, les professeurs d’intelligence artificielle balancent. D’autant plus qu’en travaillant pour les entreprises, ils enrichissent aussi leurs connaissances. En pratique, beaucoup partagent leur temps entre enseignement et entreprise. La question est devenue encore plus critique depuis que l’État américain a sensiblement réduit pour les universités la possibilité de recruter des étudiants étrangers de talent. Les gens capables de résoudre les problèmes les plus difficiles ne sont ni tellement nombreux, ni forcément américains.

Nous sommes loin d’avoir perçu toutes les conséquences de la recomposition engagée dans le monde entier. En voici quelques images.

Les dix mille d’aujourd’hui deviendront très vite cent mille, puis un million… Des lieux de haute compétence s’affirmeront partout. Ainsi, l’Inde, où IBM emploie plus de personnel qu’aux États-Unis ; ou la Chine, farouchement engagée dans son effort. Nous autres Européens, et notamment les Français, sommes bien placés (la French Tech). Ce n’est pas hasard que les Français sont si appréciés dans la Silicon Valley.

Demain plus encore qu’aujourd’hui, le niveau des personnes en mathématiques et technologies fera la différence. Mais pas seulement. Nous avons à traiter des problématiques qui dépassent largement les préoccupations des créateurs et aussi ce que nous croyons savoir des transformations sociales. Ce ne sont pas les acteurs du changement scientifique et technique qui penseront ce nouvel avenir. Nous avons en Europe une tradition de formation littéraire, de culture générale et d’expression libre, dont la valeur commence à être reconnue, en premier lieu aux États-Unis, historiquement peu favorables aux humanities. Et une culture en matière d’Histoire et de vie sociale en regard de laquelle les petits génies de la Côte Ouest et d’ailleurs font figure de primitifs.

L’organisation des entreprises, des administrations, des collectivités de toute nature est chamboulée. On assiste, sous le signe de l’urgence et de l’incertitude, à un rapide rajeunissement du personnel d’encadrement, à la multiplication de profils nouveaux (les digital officers…) et à la mise en cause des stratégies classiques et de ceux qui les portent encore.

Car, ne l’oublions pas, jusqu’à nouvel ordre, la société s’émerveille, s’effraye, encaisse. Cela ne durera pas. Quelles formes, quelles expressions revêtira son éveil (ne reparlons pas une fois de plus des luddites, ceux qui cassaient les machines au début de la révolution industrielle en Angleterre) ? Attendons-nous à être surpris.

Armand Braun

 

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