Prospective.fr – septembre 2018 – Edito
Sic transit

Le train à crémaillère qui grimpait vaillamment la pente jusqu’à la gare d’altitude, son terminus, s’arrêta brusquement. « Chers passagers », annonça le haut-parleur en trois langues, du même ton doucereux, « nous sommes arrêtés en pleine voie. Ne tentez pas de descendre, nous allons bientôt reprendre notre voyage ».

Les habitués se dirent que lorsqu’on aurait croisé le train descendant, on allait redémarrer. Mais l’attente se prolongeait. Il y eut un peu d’agitation, on se leva, on se rapprocha des fenêtres de gauche (côté montagne) et de droite (côté pâturage). Quand toutes les photos et les selfies possibles eurent été pris, on se rassit. Le train ne repartait toujours pas. Dans la voiture de queue, les gens se taisaient et se regardaient avec des petits sourires gênés.

Soudain un jeune homme roux et barbu s’adressa à la cantonade, dans un anglais joliment chantant. Désignant la montagne abrupte et noire qui semblait toute proche :

– Ceci, Mesdames, Messieurs, vous le savez certainement est la face nord de l’Eiger, haute de 13 015 pieds.

– Autrement dit : 3 970 mètres.

L’homme qui avait ajouté cette précision était assis de l’autre côté du couloir. Il avait posé à côté de lui son sac à dos et ses bâtons de marche. Un labrador noir somnolait à ses pieds.

– Oui, reprit le jeune homme roux. Et savez-vous qui fut le premier en 1858 à en atteindre le sommet ?

Silence. Quelques personnes secouèrent la tête.

– Eh bien, un marchand de chevaux. Et il a fait tout ça en chaussures de ville. C’était un Irlandais comme moi. Il s’appelait Charles Barrington. Presque personne ne connaît son nom. Ni ici, ni en Irlande. Il était accompagné de deux alpinistes suisses. Si vous en avez le temps, allez donc jusqu’au lac d’altitude. Vous y trouverez, inscrits sur les gros galets ronds entourant le lac, les noms de tous ceux qui ont vaincu l’Eiger depuis les années 1930. Quant à Charles Barrington, il n’a droit qu’à une stèle en bas de la montée, si petite que bien peu de promeneurs la remarquent et si abîmée qu’il faut se donner du mal pour la déchiffrer. En fait, si on ne sait pas qu’elle est là, on ne la voit pas.

– Oui, dit l’homme qui lui faisait face. Il arrive souvent que le premier à avoir accompli un exploit ou fait une découverte soit oublié au profit d’autres.

Un couple de Japonais émit un « Haaan » de commisération.

– Eh bien moi, je connais un autre exemple dit l’homme au chien. C’est un Suisse et c’est en Suisse même qu’il a été oublié. C’est Kurt Guyer, l’inventeur de la Clef d’Or, un système unique en son genre qui décourage les rats d’hôtel. Il est conçu pour les petits établissements qui ne disposent pas d’un réceptionniste à temps complet. Il s’agit d’un tableau à clefs où des serrures reliées à un système d’alarme remplacent les clous. Le procédé, lancé dans les années 1980, fonctionne encore dans quelques hôtels. Mais Guyer était seul. Il avait de l’imagination mais pas le sens du commerce. Une grosse société s’est emparée du marché. Et lui, de désespoir, a fini par se suicider.

– Haaan ! refirent les Japonais.

Deux jolies Chinoises, se mirent à chuchoter entre elles, avec force gestes. Finalement, l’une d’elle commença, avec un petit rire gêné :

– Et combien de maris célèbres reconnaissent que c’est au soutien de leur épouse, voire à son travail à leurs côtés, qu’ils doivent leur renommée ? En Chine, dans nos foyers, nous honorons le petit Dieu de la cuisine. Nous savons bien que c’est sa femme qui fait tout le travail, mais elle n’a pas droit à son effigie dans un autel domestique, elle ne reçoit ni fruits, ni encens…

Une voix féminine au fond du compartiment lança : « pas encore #metoo ! ». Il y eut quelques rires, un léger brouhaha…

– Dans le même genre, dit un vieil Américain installé un peu plus loin, permettez-moi de vous raconter une anecdote dont j’ai été le témoin direct. Il y a une trentaine d’années, j’avais rendez-vous à New- York au siège d’une grande entreprise, à l’époque très connue. L’hôtesse me fait signe d’attendre. Un très vieil homme patientait déjà. Un très vieil homme… il devait avoir l’âge que j’ai aujourd’hui ! La porte en verre donnant sur la rue était déréglée. Elle s’ouvrait et se fermait sans arrêt. C’était le mois d’août, des bouffées d’air torride arrivaient du dehors. Le vieux monsieur se leva et alla vers l’hôtesse : « Pouvez-vous, s’il vous plaît, bloquer cette porte ? Il fait très chaud ! »

J’ai encore en mémoire la superbe de la jeune fille, le dédain de son propos quand elle l’invita à retourner s’assoir. À l’époque, j’étais timide. Mais je n’ai pu résister : « Mademoiselle, m’exclamai-je, ce monsieur est le fondateur de cette société qui vous emploie ! »

Elle me regarda d’un air bovin.

À ce moment on entendit le son d’une clarine qui se rapprochait. La tête d’un veau blond et blanc s’encadra dans la fenêtre de la portière, il regarda à l’intérieur, se retourna, grimpa sur le talus et s’éloigna en bondissant. Le train redémarra doucement.

Hélène Braun

Mouloudji – Qu’est-ce que tu crois ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Eiger

https://www.cliffsnotes.com/literature/k/the-kitchen-gods-wife/book-summary

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