Vous êtes historien du XIXe siècle. Votre spécialité, c’est l’histoire des émotions, du sensible. Pourquoi et comment avez-vous choisi ce terrain de recherches ? 

Cela remonte à mes dix-neuf ou vingt ans. Le grand historien français Lucien Febvre avait recommandé de faire l’histoire des sensibilités, ou plus exactement de la manière dont les individus accueillent les messages sensoriels. Il avait ainsi remarqué qu’au XVIe siècle on ne humait pas, on ne sentait pas comme de nos jours. Je suis parti de là et après avoir fait carrière comme tout le monde, l’agrégation etc. et après avoir soutenu une thèse sur les maçons du Limousin, je me suis consacré à cette direction de l’histoire des sensibilités, de la manière d’accueillir les messages sensoriels, qu’il s’agisse de l’odorat, du toucher, de l’ouïe, du son des cloches… Et mon dernier livre, paru il y a un mois, porte sur la manière d’éprouver le vent.

Oui : La Rafale et le Zéphyr, histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent. Il est magnifique ! 

Cependant, aujourd’hui j’aimerais que nous revenions sur votre ouvrage précédent, Terra Incognita, une histoire de l’ignorance, publié en 2020. Il m’a passionnée. Il a pour objet, à travers les avancées de la connaissance de notre planète – et de la vulgarisation de ces connaissances – de révéler a contrario l’histoire des ignorances. Pourquoi, plutôt qu’une histoire de la connaissance, une histoire de l’ignorance ? 

D’abord, je n’ai étudié que le XVIIIe et le XIXe siècles. Je n’ai pas touché au XXe. C’est une idée assez simple mais qu’à mon avis les historiens n’ont pas assez soulignée : quand on étudie une période, qui est toujours un voyage dans le temps à la rencontre de gens différents, quand on lit des romans du passé, par exemple les œuvres de Balzac, de Chateaubriand, et, en remontant plus loin, de Diderot, de Rousseau, de Goethe, etc., on ne fait pas attention au fait qu’ils ne savaient pas ce que nous savons, qu’ils ignoraient énormément de choses que nous savons. En ne faisant pas attention à cela, on les interprète mal. Il me semble donc qu’une histoire de l’ignorance à un moment donné et de son évolution dans le temps est quelque chose d’essentiel si on veut comprendre les gens du passé. Sinon on fait des contresens et on ne bâtit pas une histoire que j’appellerais « compréhensive ». Cela paraît très simple, mais si vous pensez aux écrivains du XVIIe, du XVIIIe, du XIXe, en ce qui concerne la Terre – je ne parle pas de l’exploration de la surface, mais de la Terre elle-même – ils ne savaient pas grand-chose. Ils ignoraient les pôles, ils ignoraient la profondeur des mers et ce qu’il y avait dedans, ils ignoraient la tectonique, c’est-à-dire la façon dont le globe s’était construit, et, avant le XIXe, ils ignoraient la circulation atmosphérique…  

Pourriez-vous nous donner un exemple de comment le fait de savoir aujourd’hui des choses qu’on ne savait pas à l’époque pourrait nous faire faire une fausse lecture ?

Il y avait au XIXe siècle une littérature polaire absolument immense. On a longtemps cherché le passage du Nord-Ouest pour aller dans le grand Nord de l’Occident à la Sibérie et on n’a jamais réussi. Il faut attendre le XXe pour accéder aux Pôles. Il y a néanmoins une littérature polaire, une littérature de l’imagination : on imagine qu’au Pôle Nord il y a une mer intérieure, qu’en Antarctique il y a des êtres tout à fait particuliers, que la mer ne peut pas geler… Il y a des centaines de romans dont les auteurs, fascinés par les Pôles, disent un peu n’importe quoi. Le plus grand pour moi, ce sont Les Aventures du Capitaine Hatteras de Jules Verne. Dans ce roman publié à la moitié du XIXe siècle, il y a une mer intérieure, des monstres, un volcan !

Même chose pour Vingt-mille lieues sous les mers. Son sous-marin est imaginaire comme est imaginaire sa description des abysses. Mais la première vraie exploration sous-marine c’est celle du commandant Cousteau en 1956. 

À l’extrême fin du XIXe il y a déjà des explorations un petit peu plus profondes que celles qui eurent lieu auparavant sous l’égide du prince de Monaco qui avait fait remonter quelques bestioles des profondeurs. Mais vous avez raison, le Monde du Silence fut une révélation pour beaucoup de gens. Pour ma part, moi qui ne suis pas jeune, il a fallu que j’attende l’âge de 25 ans pour apprendre l’existence du Gulf Stream, 40 ans pour entendre parler de la tectonique des plaques et de la dérive des continents, toutes choses qu’aujourd’hui tout le monde sait. Au cours d’une vie humaine au XXe, c’est fou ce qu’on a pu découvrir peu à peu ! 

À ce propos, j’ai été frappée dans votre livre de ce que vous dites de l’explosion du volcan Tambora en Indonésie.  

Les volcans ont joué un rôle immense dans l’histoire de l’Occident et on ne l’a pas mis suffisamment en exergue. En 1783, le Laki en Islande a explosé, ça a bouleversé les climats et les récoltes jusqu’en 1788, juste avant 1789. On aurait même pu mettre en rapport l’explosion du Laki et la Révolution française.

Autre exemple encore pire, c’est l’explosion du Tambora en 1815. Il a complètement modifié le climat de tout l’hémisphère Nord en 1815,1816 et 1817 : il y eut des pluies diluviennes, il faisait nuit noire en plein jour, les récoltes furent détruites, il y eut des millions de morts à cause de la famine et des épidémies. Or ce sont des choses qu’on a oubliées. Quand j’étudiais 1816 pour ma thèse durant les années 1960, je voyais bien que les récoltes étaient alors mauvaises mais je ne pensais pas au Tambora. Les gens de 1816-1817 ne comprenaient pas du tout ce qui arrivait. On n’avait pas décrit suffisamment ce volcan qui se situait en Asie. Et cela a été étudié très récemment, avec un retard énorme. En Histoire, il faut toujours tenir compte de ces décalages. Quelques navires de guerre hollandais sont passés à proximité et ont décrit un volcan avec des coulées de lave, des fumées, mais on n’y avait pas prêté attention. Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que des savants disent : attention, en 1815, il y a eu une explosion énorme du Tambora. 

Autre exemple, en 1859, il y a eu une tempête solaire, l’événement Carrington. Cet astronome a observé une tempête solaire. Ses effets ont été tels qu’il y eut des aurores boréales jusque dans les Antilles. Tout ce qui était électrique a sauté, or c’était le début des câbles télégraphiques sous-marins. Aujourd’hui, on est toujours sous la menace des tempêtes solaires. On a même envoyé une sonde très près du soleil avec des protections contre la chaleur. S’il y avait une tempête solaire comme en 1859, on serait prévenu au moins une heure avant, afin de couper toutes les connexions informatiques et autres. 

Il y a donc eu des choses qu’on a mal interprétées dans le passé. 

Par contre, le monde entier a appris l’explosion du Krakatoa en 1883 grâce aux câbles sous-marins dont je viens de vous parler et qui ont rendu possible la diffusion de l’information. 

Pour en revenir au Tambora, avec nos connaissances d’aujourd’hui on peut interpréter certaines peintures de Turner et de Constable qui baignent dans une espèce brouillard brun. Nous savons aujourd’hui que c’est l’effet sur les paysages de l’époque de l’explosion du Tambora. Mais j’imagine que Turner et Constable ne le savaient pas. 

Les gens ont dit : quelle imagination ce Turner ! En fait, il peignait ce qui existait à ce moment-là. Ses tableaux de 1815 à 1818, sont influencés par la météorologie.

Une chose importante aussi qu’on ignorait, ce sont les nuages. C’est un certain Luke Howard qui, en 1802, a proposé une nomenclature des nuages – cirrus, stratus, cumulus, etc. Auparavant c’était uniquement laissé à l’imagination. Les individus voyaient dans le ciel des tours, des éléphants, des monstres… C’est comme cela que les écrivains du XVIIe siècle décrivent les nuages. 

Vous écrivez aussi que, quand on lit l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, on peut, alors que c’était le Siècle des Lumières, mesurer les plages d’ignorance.

Diderot et d’Alembert étaient très intéressés par la science. Ils ont écrit des choses très scientifiques et en particulier l’idée que les causes naturelles étaient prédominantes et que ce n’était pas Dieu qui conduisait tout cela. Mais, quand on les lit attentivement sur tous les sujets que j’évoque, on se rend compte qu’ils ne savaient pas grand-chose. 

La dernière décennie du XVIIIe est extrêmement importante avec la découverte de la composition de l’air, l’envol des premiers ballons. Tout cela a modifié l’histoire de la météorologie. On a compris que les choses venaient de loin, qu’il y avait une circulation atmosphérique sur la Terre, on a établi des cartes avec les mouvements et l’intensité de vents mesurée avec l’échelle de Beaufort, qui est toujours utilisée. Il est intéressant de voir l’avancée de la science en fonction de ce qui avait été ignoré auparavant. C’est le XIXe siècle qui impose les notions de cyclone, anticyclone, dépression. Mais auparavant, non. Les gens considéraient les événements météorologiques essentiellement dans leur horizon local. Les vents étaient locaux : le mistral, la tramontane, le foehn… 

Et maintenant la télévision nous montre des images de la planète et du monde entier et il nous est difficile de nous reporter dans le temps pour nous mettre dans la peau de gens qui n’avaient pas toute cette information, même si elle est superficielle. À ce sujet, vous utilisez l’expression « feuilletage des ignorances ». Vous l’évoquez à propos des premiers vols en ballon et de l’opposition entre ceux qui voient la Terre d’en haut et les terriens qui restent au sol. Vous l’évoquez à de nombreuses reprises. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu’est ce « feuilletage des ignorances » ?

Je suis originaire d’un village rural et je peux vous dire qu’en 1940, à la sortie de la messe, les paysans qui faisaient du lait, du beurre et du fromage se retrouvaient dans les cafés du bourg. Ils savaient tous à peu près la même chose. Surtout, ils ignoraient à peu près tous les mêmes choses. Donc ils pouvaient se parler facilement parce qu’ils étaient tous au même niveau. Aujourd’hui on parle de la fin des bistros : c’est que les gens qui se retrouvent dans un café aujourd’hui, s’ils ne se connaissent pas, ne savent pas les mêmes choses. Il y a un feuilletage des ignorances qui s’est beaucoup élargi depuis. L’un va connaître un peu l’informatique, l’autre les 3D, l’autre les nanotechnologies, l’autre va s’intéresser à l’intelligence artificielle… Tout cela forme un feuilletage des connaissances et des ignorances. 

Et vous racontez cette histoire de l’ignorance toujours en tenant compte des sensibilités des contemporains. 

La façon d’éprouver tout ce qui constitue la matière du monde est liée à des rêves qui ne correspondent pas toujours aux avancées de la science. Victor Hugo est fasciné par le vent : d’où vient-il ? où va-t-il ? souffle-t-il depuis la création du monde ? est-ce le reste d’un chaos ? que nous dit-il ? que rabâche-t-il ? pourquoi s’en va-t-il ? pourquoi est-il un messager de l’oubli et de la mort ? Toutes ces choses sont liées à la science en même temps qu’aux interrogations du monde : « terra incognita ». 

Une dernière question. Vous allez me dire : « ce n’est pas mon domaine ». Mais je vous la pose quand même : quels sont aujourd’hui les territoires ignorés ?

Le cosmos ! J’aime suivre à la télévision les émissions concernant les trous noirs, les planètes errantes, les comètes, la matière noire. Ce que les savants décrivent est absolument fascinant ! 

Propos recueillis par Hélène Braun

Alain Corbin : Terra Incognita – Une histoire de l’ignorance (Albin Michel, 2020)

Alain Corbin : La Rafale et le Zéphyr – Histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent (Fayard 2021)

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