Bernard Lortholary, vous êtes traducteur. Vous avez traduit d’allemand en français de nombreuses œuvres célèbres, dont Le Château de Kafka, le Parfum de Patrick Süskind, le Liseur de Bernhard Schlink… Et, en 2019, un livre dont vous allez nous parler, Marx dans le jardin de Darwin, dont l’auteure allemande est Ilona Jerger. Ce roman vrai, je l’ai découvert dans un article de la revue Commentaire, où vous en faisiez l’éloge. À l’évidence, vous avez eu un coup de cœur pour ce livre et, si j’ai bien compris, ce n’est pas l’éditeur, les Éditions de Fallois, qui vous a demandé de le traduire, c’est vous qui l’avez proposé à l’éditeur.


Oui, j’ai découvert ce livre grâce à une habitude que n’ont pas les éditeurs français mais qu’ont les éditeurs allemands : deux fois par an, ils envoient un magnifique catalogue de leurs nouveautés aux libraires et à leurs propres confrères. J’ai été éditeur de livres allemands chez Flammarion puis Gallimard et je continue de recevoir ces catalogues.

Je suis donc tombé sur ce livre d’une auteure complètement inconnue, qui était jusque-là journaliste spécialisée dans l’écologie. Elle connaissait bien Darwin, un peu Marx, et elle a eu l’idée géniale d’imaginer une rencontre entre ces deux géants de la pensée au XIXe siècle. Ils étaient contemporains et ils étaient presque voisins : Marx vivait dans les faubourgs misérables de Londres, Darwin, à la campagne, dans une magnifique propriété du Kent, à quelques miles de la capitale. Et Ilona Jerger a imaginé qu’en 1881, ces deux vieux messieurs, tous les deux dans des états de santé déplorables – ils mourront à peu après l’époque où se situe le roman – avaient le même médecin. Et ce personnage-là est une pure invention. Il s’agit d’un jeune médecin qui s’est fait virer d’Oxford parce qu’il n’était pas suffisamment fidèle à l’Église anglicane. Et ils ont chacun, Darwin d’un côté, Marx de l’autre, de longues conversations avec ce médecin qui aimait discuter avec eux. Voilà ce qui fait le nerf de ce roman. Ce qui en fait le charme, c’est le don qu’a Ilona Jerger d’évoquer la vie familiale et sentimentale de Darwin et la vie beaucoup plus dure de Marx, surveillé par la police et qui vit dans une extrême pauvreté.

Ce qui m’a intéressé surtout c’est ce que le roman dit du débat sur l’origine des espèces, qui était une révolution énorme dans la pensée du XIXe siècle. Il faut souligner qu’hélas ce débat n’est pas clos : la plupart des grandes religions, l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme surtout catholique, refusent encore de reconnaître l’histoire de la planète, des espèces animales et de l’espèce humaine qu’impliquent les découvertes dont Darwin a eu l’intuition lors de tour du monde de à bord du Beagle et qu’il a vérifiées toute sa vie.

 

Oui, les croyants pensent que la date de la création du monde est celle qui est indiquée dans la Bible. Au début du roman, on voit Darwin se livrer à des expériences sur les vers de terre, peser leurs excréments, qui sont de l’humus recyclé et en déduire l’âge de la planète, bien supérieur à ce qu’en disent les Écritures. C’est une idée amusante de journaliste de la nature.

L’Église anglicane a continué, jusqu’au début du XXe siècle, d’enseigner que la création du monde datait de 4000 je ne sais combien et on donnait même l’heure de la journée ! Et qu’alors le monde avait été créé exactement dans l’état où il est aujourd’hui. D’ailleurs la reine Victoria, en dépit du grand succès international des travaux de Darwin, a refusé de l’anoblir. En revanche, son tombeau a quand même été placé à côté de celui de Newton dans Westminster Abbaye. Darwin a été immensément et mondialement reconnu et, dans le même temps, critiqué, contesté, voué aux gémonies.

Il en fait d’ailleurs des cauchemars : le livre commence sur un rêve épouvantable où des « intégristes » (comme on ne disait pas encore), s’introduisent de nuit dans sa propriété pour aller détruire les serres où il mène ses travaux.

 

Le père de Darwin ne lui avait-il pas dit « Tu seras le déshonneur de la famille » ?

Oui, et c’est assez drôle, parce que ces deux personnages, si profondément différents et par certains côtés assez proches, ont failli devenir l’un prêtre anglican, c’est Darwin, l’autre rabbin, c’était le rêve de la mère de Marx. Ils ont choisi une autre voie et c’est un parallélisme bizarre et tout à fait suggestif, je trouve.

Le point de départ de ce roman, c’est peut-être le fait qu’on a retrouvé dans la bibliothèque de Darwin Le Capital de Marx, avec seulement les premières pages coupées. Et que Marx, quant à lui, avait lu attentivement et annoté L’origine des espèces de Darwin. J’ai cru comprendre que c’est un fait historique, non une invention d’Ilona Jerger.

Oui. L’exemplaire dédicacé que Darwin avait envoyé à Marx est dans un état épouvantable, tellement il l’a feuilleté, compulsé, annoté. Darwin a reçu le premier tome du Capital en allemand. Il ne maîtrisait pas l’allemand et il en a juste parcouru quelques pages. Ce volume est exposé dans le musée de Darwin.

Le troisième personnage du roman, contrairement aux deux autres, est entièrement imaginaire. C’est le jeune médecin. Et il semble sous la plume d’Ilona Jerger aussi vrai que les deux héros. Elle en fait un pionnier de la médecine psychosomatique. Elle s’est bien renseignée sur les maux dont souffraient Darwin et Marx. Ou les a-t-elle imaginés ?

Non, non, c’est assez fidèle. Elle a fait un travail d’historien remarquable. C’était une journaliste au départ et c’est son premier roman – le seul jusqu’à présent. Je trouve qu’elle a été très juste dans son choix et dans le traitement de son sujet. La famille de Darwin est très attendrissante, et aussi la famille Marx. La femme de Marx est partie rejoindre sa fille à Paris, elles sont toutes les deux en mauvaise santé. Lui aussi, il boit trop, fume trop, passe son temps à tousser.

Dans le roman, les deux hommes finissent par se rencontrer à l’occasion un peu hasardeuse d’un grand dîner. Mme Darwin en donnait beaucoup, dans la délicieuse porcelaine Wedgwood fabriquée par sa famille. Et là, on voit Marx parmi des athées qui viennent rendre hommage à Darwin et qui agacent Mme Darwin, croyante et pieuse. Cette scène du dîner est absolument formidable !

Oui, c’est un régal !

À la relecture que j’ai faite du livre avant de vous rencontrer aujourd’hui, j’ai trouvé amusant de lire l’allusion que font Darwin et Marx au travail du traducteur. Ils se demandent comment leurs livres vont être traduits et donc compris. Que pouvez-vous nous dire de votre métier de traducteur ?

Comme vous l’avez évoqué tout à l’heure, j’ai traduit plus d’une centaine de livres allemands dans ma longue carrière. C’était une activité accessoire par rapport à mon travail d’enseignant à la Sorbonne. J’ai fait ce métier et je continue. C’est un travail qui m’a toujours intéressé et dont je n’ai pas encore percé toutes les contraintes : les solutions, on les cherche à chaque fois.

Merci beaucoup, Bernard Lortholary de nous avoir accordé cet entretien. Il ne me reste plus qu’à conseiller la lecture de Marx dans le jardin de Darwin. Comme tous les livres que j’affectionne, il est en même temps amusant et profond.

Propos recueillis par Hélène Braun

Rencontre avec Bernard Lorthoraly,
traducteur de Marx dans le jardin de Darwin d’Ilona Jerger
(Editions de Fallois – 2019)

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